Les obligations à impact social (OIS) incarnent la manière dont le marché financier, et la notion de profit, gagnent progressivement la sphère de l’action sociale. Elles offrent aux investisseurs privés la possibilité de miser sur la réussite des activités sociales et sont présentées comme une solution aux difficultés des États endettés à assumer le financement de certains programmes sociaux.

Appelées social impact bonds (SIB) en Grande-Bretagne ou pay-for-success (PFS) aux États-Unis, les OIS sont nées de la crise financière de 2008. En quête de supports d’investissement favorables à leur image, des institutions financières – telles que JPMorgan, Deutsche Bank ou Citigroup – développent alors de nouveaux produits socialement responsables.

Les OIS ont été lancées en France en 2016, mais leur principe, encore mal connu, soulève de nombreuses questions quant aux conséquences possibles d’une telle financiarisation du social.

Genèse et fonctionnement des OIS

Créées en Grande-Bretagne en 2010, les premières OIS financent des associations d’aide à la réinsertion d’anciens prisonniers afin de limiter la récidive et son coût pour la société. En 2016, dans la plupart des pays de l’OCDE, les OIS concernent de nombreuses actions sociales liées à l’éducation, l’emploi des jeunes, le logement et la santé. Elles soutiennent des programmes nationaux et internationaux (d’éducation et de santé dans des pays en développement, par exemple, soutenus par la Banque mondiale). Avec les OIS, les actions réalisées par des acteurs sociaux sont financées par un fonds, lui-même rémunéré par l’État en fonction des résultats obtenus par le « fournisseur de services ». C’est donc une transaction (figure 1) dans laquelle l’accord et l’expertise de multiples acteurs sont nécessaires (intermédiaires, consultants et évaluateurs).

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Figure 1 : acteurs et processus de l’OIS.

Quelle efficacité socio-économique ?

L’idée forte des OIS est la promesse d’atteindre des objectifs financiers et sociaux, grâce à un pilotage à la façon du privé, ce dernier étant toujours considéré comme plus efficace que celui du public dans la mobilisation des ressources. Ainsi, au-delà des nouvelles sources de financement pour l’action sociale, deux résultats seraient susceptibles d’être atteints grâce aux OIS : une réduction des coûts et une amélioration des résultats sociaux. S’il est possible que les investisseurs privés œuvrent pour que les associations gèrent leurs ressources avec une plus grande efficience, l’efficacité globale du système mérite cependant d’être questionnée.

Tout d’abord, les OIS induisent le paiement d’une prime de risque et des coûts de coordination. Contrairement aux obligations traditionnelles dont le rendement est certain, les OIS présentent un risque de rendement si les objectifs de l’association financée ne sont pas atteints. Ce risque est pris en compte par l’investisseur, dont la rémunération devient potentiellement supérieure aux économies réalisées par l’État.

En outre, non seulement l’État paie une prime de risque, mais il se trouve également contraint quant au type d’actions financées par les OIS, puisque les investisseurs sont incités à choisir les projets présentant les meilleures perspectives de rentabilité, laissant à la sphère publique les missions sociales moins lucratives.

Le fonctionnement des OIS repose ensuite sur la capacité à rémunérer des investisseurs à partir de l’évaluation des résultats de l’action sociale. Or, la visée humaine et sociale des services sociaux rend cet exercice complexe. Les effets de l’aide aux individus sont non seulement difficilement quantifiables mais également souvent imperceptibles à court terme. La mesure de résultats (outcomes) apparaît cependant comme un impératif pour que les investisseurs privés puissent être rémunérés et donc que les OIS fonctionnent. Ceci implique des approximations pour définir des « indicateurs de résultats » qui :

aient un sens vis-à-vis des outcomes visés. La question politique des objectifs se pose ainsi avant celle des indicateurs eux-mêmes. Quel est, par exemple, l’objectif de l’aide aux SDF : répondre aux urgences, fournir un logement, accompagner vers l’emploi, etc. ?

permettent un pilotage de l’action sociale par le fournisseur de services. Ce dernier est encouragé à suivre les indicateurs sur lesquels se fonde la rémunération de l’OIS et à prendre le cas échéant des mesures correctives.

reflètent une performance sur un horizon temporel partagé. Les OIS présentent différentes échéances (de 20 mois à 5 ans) et leur rémunération, des périodicités variées (mensuelle par exemple pour une campagne de vaccination). Le calendrier doit laisser un terme raisonnable au regard de l’action sociale menée.

soient « monétisables » en fonction d’une estimation des économies réalisées par l’État sur l’action sociale (voir par exemple le tableau 1). Ainsi, l’État britannique évalue-t-il à 800£ l’amélioration du comportement d’un élève à l’école.

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Tableau 1 : exemples de rémunérations. Action « éducation et emploi des jeunes en difficulté ». État britannique en 2012, 2014 et mi 2015. Centre for Social Impact Bonds

Coûts de coordination, primes de risque, incertitudes sur la pertinence des indicateurs et leur monétisation… interrogent donc l’efficacité socio-économique réelle des OIS. Au-delà de telles considérations, des questions politiques liées au rôle de l’État et à la place de l’humain dans nos sociétés se posent.

Quid de nos obligations sociales ?

La complexité de la monétisation des outcomes est telle que l’on peut s’interroger sur son caractère potentiellement fictif et sur le contrat socio-économique implicitement véhiculé : les montants négociés ne correspondent-ils pas à des niveaux de rentabilité attendus plus qu’aux économies réalisées par l’État ? Ce dernier ne serait-il pas en outre incité à alléger le contrôle pour assurer le renouvellement du financement privé et une prise en charge pérenne des actions sociales concernées. Enfin, l’impératif d’objectifs mesurables n’oriente-t-il pas les financements exclusivement vers des actions aux « impacts » mesurables ? Dans ces conditions, comment prévenir les dérives pouvant conduire à une action sociale dégradée ?

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Figure 2 : comment investir dans le social pour que ce soit rentable ? (H. Khlif 2016)

Plus encore, le besoin de rentabilité des OIS est également susceptible de transformer en profondeur les mentalités et le sens des obligations : les acteurs économiques pensant légitime le profit réalisé sur des activités à vocation sociale, les gouvernants assumant le désengagement de l’État et les associations se focalisant sur des questions d’efficacité. Ainsi, est-il possible d’imaginer que l’évaluation de la performance ne conduise ces dernières à choisir des causes aux résultats mesurables et peu risqués. Enfin, lorsque la profitabilité de l’action sociale est considérée comme une manière de faire le bien, quelle est la place de la philanthropie traditionnelle ? Comment maintenir les valeurs collectives d’humanisme, d’altruisme et de partage si même le débat démocratique sur les priorités sociales est privatisé.

En définitive, si les OIS peuvent être mises en question quant à leur efficacité économique, comme innovations sociales, elles nous interrogent sur le modèle de société proposé. Les questions éthiques sont complexes, mais méritent d’être mises au cœur des débats lorsqu’il s’agit de repenser la place de l’humain dans une société et lorsque les rôles respectifs de l’État, du marché, des associations et des individus sont modifiés. Les OIS ne doivent donc pas être considérées comme une solution technique, innovante et sans risque permettant seulement de résoudre les difficultés financières du moment.

La version originale de cette article a été publié sur The Conversation.