sirius_logo_RVB[su_pullquote align=”right”]Par Victor Dos Santos Paulino [/su_pullquote]

L’innovation est un des thèmes majeurs du management. La capacité à innover est considérée comme déterminante dans la réussite des entreprises. Pourtant, en s’intéressant à l’industrie spatiale, on peut constater que la prudence en matière d’innovation peut être une stratégie gagnante.

Il est communément admis que l’adoption rapide de nouvelles technologies améliore la performance et la survie des entreprises. Joseph Schumpeter démontrait déjà au début du 20e siècle que l’innovation favorisait la réussite industrielle. D’autres économistes comme Joel Mokyr dans les années 90, lui ont emboité le pas tout en expliquant l’inertie (l’adoption lente des nou¬velles technologies) par l’attitude phobique et irrationnelle des managers. A ce titre, l’industrie spatiale est un exemple intéressant et même paradoxal : ce secteur hautement technologique est perçu comme un symbole d’innovation, alors que la prudence y est considérée comme nécessaire. C’est une exigence des opérateurs de satellites de télécommunications, notamment, pour lesquels la fiabilité prime sur la nouveauté, facteur de risque.

L’incertitude dans l’industrie spatiale

L’innovation est un phénomène complexe, qui ne rime pas toujours avec succès, progrès et profits. Il a par exemple été démontré que plus de 60 % des innovations débouchaient sur des échecs.. Il est également légitime que de nombreuses entreprises freinent l’adoption d’innovations dans plusieurs cas : par exemple lorsque celles-ci rendent obsolètes ou cannibalisent les produits existants ou lorsque les coûts afférents se révèlent trop importants par rapport aux bénéfices attendus. Ces facteurs expliqueraient-ils la stratégie d’inertie observée dans l’industrie spatiale ?

Par nature, l’utilisation par l’industrie spatiale d’une nouvelle technologie génère un risque : le comportement d’un composant sur terre, même dans des conditions de tests qui simulent l’espace, ne prédit pas précisément son fonctionnement en vol. Il peut être parfait ou défaillant, personne ne le sait avec certitude ! Conséquence : les constructeurs de satellites tendent à privilégier une stratégie d’inertie qui n’intègre les changements technologiques que de façon extrême¬ment prudente. Les innovations mises en œuvre sont celles qui ont fait leurs preuves. Le coût de l’échec rend les constructeurs et leurs clients prudents.

La fiabilité, un avantage concurrentiel pour les télécoms spatiales

La prudence caractérise particulièrement le secteur des télécommunications spatiales car la fiabilité des satellites est un avantage concurrentiel majeur. Pour obtenir les niveaux de fiabilité les plus élevés, les industriels ont mis en place des organisations et des processus parfaitement rodés. C’est pourquoi le cycle de conception-développement-fabrication de satellites est organisé – et doit continuer à le faire – sur le principe de phases successives : Phase 0 > analyse de la mission ; Phase A > étude de faisabilité ; Phase B > définition préliminaire ; Phase C > définition détaillée ; Phase D > fabrication et tests ; Phase E > exploitation ; Phase F > retrait de service. Si cette méthodologie favorise le maintien de la fiabilité à haut niveau, elle génère, en contrepartie, une forte inertie structurelle.

Ce besoin de fiabilité et de stabilité conduit donc les industriels du spatial à adopter les technologies de l’information et de la communication qui impactent le moins l’organisation. Mais aussi, pour ce qui concerne les télécommunications spatiales, à ne pas remettre en cause des choix technologiques qui, tout en favorisant la fiabilité, ne permettent pas de réduire les coûts de production. Serge Potteck, spécialiste de la conduite de projets spatiaux, indique, par exemple, que pour transmettre un signal, les ingénieurs préfèrent concevoir des antennes de 60 cm de diamètre pour se prémunir contre un éventuel dysfonctionnement alors qu’une antenne de 55 cm, moins chère, suffirait.

Des différences d’un segment du secteur spatial à l’autre

Cette analyse doit toutefois être affinée en prenant en compte les différents segments qui composent le secteur spatial. Ils peuvent être classés en trois catégories. Le premier groupe est constitué des satellites de télécommunications et des fusées (les lanceurs). Dans ce cas, le coût d’un échec serait très élevé. Il pénaliserait l’industriel qui a fabriqué un satellite inopérant, l’entreprise qui commercialise et exploite les lanceurs, mais aussi tous les acteurs impliqués dans le business plan. Un échec peut retarder de plusieurs années la commercialisation de nouveaux services de télécommunications par satellite.

Dans le deuxième groupe se trouvent les engins spatiaux à objectif scientifique ou de démonstration et, toujours, les fusées utilisées pour les lancer. Les Etats ou les agences spatiales qui les commandent ne sont pas assujettis à de réels critères de rentabilité. Ici, les ruptures technologiques et les risques associés font partie du projet.

Le dernier groupe est à la frontière de l’industrie spatiale et d’autres industries. Il s’agit, par exemple, des outils pour l’exploitation des capacités de géolocalisation offertes par la constellation Galileo ou la diffusion de contenus numériques. Dans ce segment, la stabilité est vue comme préjudiciable à la naissance de nouveaux marchés.

Une stratégie d’inertie… à première vue seulement

Si le contexte particulier du secteur spatial freine sa capacité à expérimenter, il n’em-pêche pas totalement l’innovation. La stratégie d’inertie n’est en effet qu’apparente. Ce que l’on qualifie d’« inertie » est, en fait, une réelle dynamique d’innovation : toute nouvelle technologie est étudiée scrupuleusement avant d’être testée ou non sur un nouvel engin puis, éventuellement, intégrée. Ainsi cette stratégie peut-elle, dans certains cas, assu¬rer la survie d’un marché. La considérer comme un défaut à combattre serait donc une erreur !

L’industrie spatiale innoverait sans doute peu si elle avait pour seuls clients les opérateurs de satellites commerciaux. Cependant, à l’opposé, les agences spatiales sont prêtes à financer des engins expérimentaux en prenant les risques financiers d’éventuels échecs. C’est grâce à elles que les constructeurs de satellites commerciaux valident des choix technologiques qui leur sont proposés une fois qu’ils ont fait leurs preuves.

[su_note note_color=”#f8f8f8″]Par Victor Dos Santos Paulino et ses publications « Innovation : quand la prudence est la bonne stratégie » publié dans le magazine TBSearch, n°6, juillet 2014, et « Le paradoxe du retard de l’industrie spatiale dans ses formes organisationnelles et dans l’usage des TIC » publié dans Gérer et comprendre, décembre 2006, n°86. [/su_note]

[su_spoiler title=”Méthodologie”]L’analyse du paradoxe organisationnel et technologique qui caractérise l’industrie spatiale est fondée sur plusieurs catégories d’informations : la littérature théorique disponible (Hannan et Freeman, 1984 ; Jeantet, Tiger, Vinck et Tichkiewitch, 1996), des travaux effectués par les ingénieurs du secteur (Potteck, 1999), et des observations de terrain faites entre 2003 et 2005 chez un des principaux maîtres d’œuvre européens dans la fabrication de satellites et sondes spatiales.[/su_spoiler]