Par Sylvie Borau, Camilla Barbarossa et Leila Elgaaied-Gambier.
En moyenne, les hommes adoptent moins de comportements pro-environnementaux que les femmes. Comme la consommation écologique est implicitement perçue comme un comportement féminin, cette réticence des hommes peut être inconsciemment alimentée par la crainte de paraître féminin, et donc peut-être de ne pas être attractif aux yeux du sexe opposé. C’est ce que certains nomment la masculinité fragile. Les résultats de notre recherche suggèrent pourtant que la consommation verte pourrait en fait augmenter l’attractivité d’un homme en tant que partenaire pour le long terme.
L’écart en matière de comportement écologique entre les hommes et les femmes est désormais bien documenté dans la littérature sur les comportements pro-environnementaux, et la consommation verte en particulier. Les femmes sont plus impliquées dans la préservation de l’environnement et s’engagent dans des comportements de consommation plus respectueux de l’environnement que les hommes. Ces derniers semblent réticents à l’idée de s’engager dans des actes de consommation éthiques en général, car ce type de consommation serait associé à la féminité. Pourquoi ? Car le stéréotype « écolo = féminin » pourrait constituer une menace pour leur identité masculine.
Ce comportement d’évitement à l’égard des produits verts pourrait cependant avoir des conséquences dramatiques pour l’avenir de notre planète. Certains pointent la masculinité toxique comme élément inducteur de ces comportements non responsables des hommes. Dans un autre contexte, cette masculinité toxique a récemment été jugée comptable du faible port du masque par les hommes pour se protéger du Covid-19, car les masques ne seraient pas jugés assez virils.
La masculinité toxique tend en effet à être associée à la compétition, au productivisme, et à l’utilisation non raisonnée des ressources de la planète, alors que la féminité est assimilée à l’altruisme, l’empathie, et au désir d’être en harmonie avec les autres et les éléments qui nous entourent.
Mais ce stéréotype féminin associé à l’écologie constitue-t-il toujours une menace pour les hommes ? Ou les hommes peuvent-ils au contraire tirer profit de ce stéréotype ?
Notre recherche récente publiée dans Psychology & Marketing tente de répondre à ces questions, et montre effectivement que signaler des qualités féminines n’est pas toujours préjudiciable pour les hommes, au contraire.
Les résultats d’une série d’études que nous avons réalisée auprès de plus de 1 500 répondants américains montrent que les hommes respectueux de l’environnement ont des qualités très recherchées chez un partenaire de vie. Par exemple, dans une étude, nous avons exposé 200 femmes à un ensemble de produits verts ou à un ensemble de produits conventionnels (sans référence à l’écologie). Ensuite, nous avons demandé à ces femmes de noter le propriétaire imaginaire de ces produits sur une liste d’adjectifs pouvant le décrire. Les résultats ont révélé que les propriétaires de produits verts sont certes perçus comme étant plus féminins mais, fait intéressant, pas moins masculins.
De plus, les résultats montrent que les femmes imaginent ces hommes comme plus altruistes, comme des partenaires plus fidèles et des pères de famille plus engagés et impliqués. Ces hommes sont également considérés comme plus désirables comme partenaires potentiels pour une relation à long terme par les femmes (hétérosexuelles) célibataires. Ces résultats ont été répliqués dans deux études supplémentaires.
Dans une dernière étude, nous avons vérifié si ces conclusions sur les hommes sont vraies. Nous avons interrogé 400 hommes afin d’en savoir plus sur leurs comportements et leur consommation écologique. Les résultats montrent que les hommes en couple et impliqués avec leur partenaire sont des consommateurs plus respectueux de l’environnement.
Ce résultat suggère que la consommation verte est un signal honnête de l’engagement des hommes à l’égard de leur partenaire de vie. En revanche, les pères de famille ne se déclarent pas davantage écologiques que les hommes sans enfant, probablement car la présence d’enfants au sein du foyer augmente le nombre d’actes délétères pour la planète, comme l’utilisation de la voiture pour les trajets familiaux par exemple – mais aussi, la consommation de nouveaux produits jetables qui génèrent beaucoup de déchets comme les couches, les lingettes, ou encore les compotes individuelles.
Ce lien entre consommation écologique, altruisme et engagement sur le long terme, suggère que le signal de féminité envoyé par la consommation écologique n’est pas systématiquement négatif pour les hommes. Au contraire, la consommation verte des hommes s’avère être un signal positif et attractif concernant leur personnalité, et non pas répulsif comme laissaient penser les résultats de recherches précédentes.
D’un point de vue évolutionniste, les femmes ont en effet intérêt à préférer un homme altruiste, fidèle et engagé – ces qualités augmentant par le passé leur survie et celle de leur progéniture. Si la consommation écologique communique ces traits (altruisme, fidélité) les femmes vont préférer les hommes qui consomment des produits verts, au moins pour une relation à long terme. Et si les hommes ont conscience de cette préférence, ils risquent de s’y conformer.
En effet, les comportements des hommes ont tendance à être fortement influencés par les préférences des femmes. Si les hommes adaptent leur comportement écologique pour tenir compte des préférences des femmes, ils finiront par accroître leur valeur en tant que partenaires pour une relation sur le long terme.
Plus globalement, cette préférence des femmes pour les hommes écoresponsables et altruistes signe peut-être l’avènement d’une masculinité moins toxique. Il y a encore quelques années, les publicitaires s’employaient en effet à renforcer l’idée d’une masculinité traditionnelle, en mettant en scène des hommes dominants et compétitifs. Depuis le mouvement « metoo », certaines marques ont bousculé les codes de la masculinité en mettant en scène dans leurs publicités des hommes moins dominants, moins compétitifs, et plus à l’écoute de leurs émotions.
C’est le cas des publicités signées par Gilette et Meetic qui prônent plutôt l’image de compagnons et de pères aimants, fidèles, et coopératifs. Même si elles ont créé un tollé sur les réseaux sociaux auprès des hommes, elles ont été plébiscitées par les femmes. On entrevoit ainsi une disparité entre ce que les hommes croient être attractifs aux yeux des femmes, et ce que les femmes trouvent attractif chez un homme – en tout cas pour tisser une relation à long terme.
Par conséquent, un levier pertinent pour augmenter la consommation verte chez les hommes serait de les informer des bénéfices que confère ce type de consommation aux yeux des femmes. La consommation verte peut véhiculer une image positive en signalant l’altruisme, l’engagement, et l’attachement pour son partenaire, qualités recherchées par les femmes.
Les entreprises et les gouvernements pourraient ainsi utiliser ces résultats pour accroître le comportement écologique des hommes, ce qui pourrait in fine avoir un effet bénéfique pour l’avenir de notre planète. Par exemple, les professionnels du marketing pourraient développer des publicités et des campagnes pro-environnementales montrant que les hommes qui possèdent des produits verts, ou qui adoptent des comportements de consommation écologiques, sont considérés comme plus désirables pour une relation à long terme. Communiquer sur l’avantage procuré aux hommes par les produits verts en matière de « dating », et le caractère honnête de ce signal pour les femmes (c.-à-d. partenaire fidèle) est une stratégie à développer.
Les hommes écoresponsables sont perçus comme plus désirables comme partenaires de vie pour le long terme. Et le comportement écologique des hommes est un signal honnête de la valeur d’un homme pour une relation à long terme. Promouvoir une masculinité moins toxique pourrait non seulement augmenter la valeur des hommes aux yeux des femmes, mais aussi préserver notre planète. Alors que le changement climatique s’accélère, il y a urgence à rallier les hommes à la cause écologique.
Comme on a vu l’émergence du #RealMenWearMasks on attend désormais une campagne #RealMenRecycle. Que ce soit le port du masque ou les comportements pro-environnementaux, la question du genre dans le marketing est loin d’être bénigne. La survie de notre planète en dépend.
This article is republished from The Conversation under a Creative Commons license. Read the original article.
Par Laurent Bertrandias.
Parmi les 149 propositions de la Convention citoyenne pour le climat figure le CO2-score, cette mesure d’information du consommateur dédiée à lui indiquer si ce « qu’il mange ou achète est bon pour le climat ».
Facile à comprendre, crédible grâce à la présence de bonnes et mauvaises notes, ce dispositif est un levier de consommation responsable. Par un effet d’entraînement, il contribue à changer les pratiques des entreprises comme cela a été observé dans le cas de l’étiquette énergie.
Pour autant, aucun pays ne l’a rendu obligatoire sur l’ensemble des produits et services. En 2007, à la suite du Grenelle de l’environnement, le gouvernement envisageait d’imposer un affichage environnemental généralisé des produits et services. Après les votes du Parlement en 2009 et 2010, cette mesure d’information obligatoire des acheteurs devait entrer en vigueur 2011. Or il n’en fut rien. Elle fut remplacée par une expérimentation nationale d’un an qui déboucha sur… pas grand-chose.
Analyser les raisons de cet échec est particulièrement intéressant aujourd’hui si l’on souhaite éviter que le CO2-score ne termine à son tour au cimetière des bonnes idées jamais mises en œuvre.
L’engagement 217 du Grenelle de l’environnement de créer un droit des consommateurs à « disposer d’une information environnementale sincère, objective et complète portant sur les caractéristiques globales du couple produit et emballage » figure dans à l’article 54 de la loi Grenelle adoptée le 3 août 2009 : « La mention des impacts environnementaux des produits et des offres de prestation de services en complément de l’affichage de leur prix sera progressivement développée ». L’État n’est pourtant jamais parvenu à rendre obligatoire ce dispositif. Trois raisons principales expliquent cet échec.
Une expérimentation nationale a été mise en place en 2011-2012 auprès d’entreprises volontaires pour tester la faisabilité et l’efficacité d’un tel dispositif. À l’époque, certaines entreprises pionnières s’appuyaient sur leur démarche d’affichage environnemental pour se différencier au sein de leur filière et n’avaient donc pas intérêt à ce qu’elle soit généralisée. D’autres participaient à l’expérimentation afin de mieux pouvoir en contrôler les aboutissements. Le soutien des associations de défense de l’environnement n’a pas contrebalancé du lobbying des grands secteurs industriels.
Les pouvoirs publics ont également dû faire face à un adversaire bien involontaire : l’Union européenne. Alors que la France réfléchissait aux suites à donner à l’expérimentation nationale, une autre menée à l’échelle européenne à partir de 2013 a justifié l’attentisme. Enfin, le projet d’un affichage obligatoire a subi le jeu politique : en 2013, même si les fonctionnaires du ministère et des entités affiliés restaient mobilisés, la nouvelle équipe gouvernementale n’a pas défendu le projet initial du Grenelle, porté par des adversaires politiques.
En 2007, l’idée était de fournir un outil permettant aux consommateurs de distinguer les produits bons pour l’environnement de ceux qui l’étaient moins. Afin de donner une indication la plus objective possible, c’est la méthode de l’analyse en cycle de vie, encore en construction, qui s’est imposée. Cette méthode consiste à évaluer les effets environnementaux de la vie du produit en partant de l’extraction des matières premières nécessaires à sa fabrication jusqu’à son élimination ou sa valorisation.
Progressivement, le but de départ a dérivé vers celui de proposer une mesure la plus exacte et complète possible. Les groupes de travail avec les experts de la plate-forme Ademe/Afnor se sont épuisés à définir des référentiels précis que les opposants pouvaient toujours contester.
La France souhaitait alors jouer un rôle pionnier sur les questions environnementales. Avec le recul, il apparaît que l’ambition de généraliser un affichage environnemental des produits à échéance 2011 représentait un défi immense, l’élaboration des référentiels produits et des bases de données étant extrêmement longue : ce n’est qu’en 2014 que la première version de la base de données publique Impacts a été publiée. Les référentiels ne couvraient alors que 50 % des catégories de produits.
Avec ces éléments en tête, quels conseils donner pour qu’une véritable suite soit donnée à la préconisation de la Convention citoyenne pour le climat ?
Puisque certains produits se voient attribuer de mauvaises notes d’impact, le classement des produits doit paraître le plus juste possible aux entreprises. Il est essentiel de désamorcer les contestations possibles sur les référentiels techniques en obtenant au départ un consensus sur le socle méthodologique. Dans le cas de l’expérimentation française de 2007, les groupes de travail étaient composés d’experts volontaires. Peu d’entreprises étaient engagées et leur nombre a diminué avec le temps.
La Convention citoyenne semble avoir anticipé cette difficulté en prévoyant un délai de mise au point d’une méthode de calcul harmonisée. Les méthodologies déjà en place, comme celle du bilan d’émissions de gaz à effet de serre, pourront lancer la dynamique avant l’adoption de méthodologies déclinées par produit.
Les entreprises peuvent opposer que le CO2-score menace leur compétitivité en générant des coûts élevés de mise en œuvre. Il est donc essentiel de privilégier une solution simple, peu coûteuse, voire « clé en main ». L’exemple concluant des services de transport peut servir de base de réflexion.
Les entreprises du secteur, y compris les transporteurs routiers étrangers opérant en France, sont assujettis à un affichage carbone. Mais elles ont le choix entre plusieurs méthodes plus ou moins contraignantes. La plus simple et la moins coûteuse consiste à apposer une valeur générique de CO2 du mode de transport. C’est aussi souvent la moins favorable en matière d’affichage, ce qui peut inciter les entreprises à adopter un mode d’évaluation plus précis.
Si l’étiquetage des produits est un dispositif plein de promesses, il n’a encore jamais été mis en place en conditions réelles. Sur de tels sujets, les actes de consommation sont difficiles à estimer par enquêtes d’opinion. En 2011, l’expérimentation avait pour objectif d’apporter la preuve de l’impact du dispositif. Cela s’est révélé impossible puisque le caractère systématique de l’affichage est l’une des clés de son efficacité.
Pour le CO2-score, une nouvelle tentative pourrait connaître le même écueil. Pour autant, la mesure figure dans les premières places des propositions du collectif de la convention citoyenne. C’est un signal fort envoyé aux pouvoirs publics et aux entreprises qui révèle les attentes des consommateurs sur le sujet. Faute de mieux, c’est le contexte enthousiaste de sa genèse qui devra asseoir la légitimité d’un affichage obligatoire.
La mise en œuvre concrète du CO2-score rencontrera certainement les obstacles qui ont conduit à l’échec de la précédente tentative d’affichage environnemental des produits. Il revient donc aux citoyens de la Convention et aux ONG d’être particulièrement attentifs. Il faudra veiller aux mesures concrètes qui seront proposées par les groupes de travail ainsi qu’aux décrets d’application, en espérant que l’esprit des conventionnés se retrouvera dans le résultat final.
Mais à terme, ce sera bien aux consommateurs d’utiliser cette information lors de leurs achats afin d’inciter les producteurs à limiter leur impact et écarter du marché les produits les moins respectueux de l’environnement.
Cet article a été coécrit avec Yohan Bernard, Maître de conférences HDR à l’université de Franche-Comté et Agnès François-Lecompte, Maître de conférences HDR à l’université de Bretagne occidentale.
[su_pullquote align=”right”]Article initialement publié dans “The Conversation” par Philippe Delacote, Etienne Lorang et Gilles Lafforgue[/su_pullquote]
Le projet de loi sur l’économie circulaire, dévoilé le 3 juin dernier devant le Conseil national de la transition écologique (CNTE), est présenté comme la grande loi écologique du quinquennat d’Emmanuel Macron. Au même titre que la loi Grenelle 1 sous Nicolas Sarkozy ou la loi de Transition énergétique sous François Hollande.
Ce projet, dont la deuxième mouture apparaît plus ambitieuse que la première version ayant fuité au début de l’année, préconise entre autres : la création de nouvelles filières de Responsabilité élargie des producteurs (notamment les matériaux de construction et les cigarettes) chargées d’impliquer les acteurs économiques dans la fin de vie des produits mis sur le marché ; des incitations à l’incorporation de matières recyclées dans les produits avec la mise en place d’un bonus-malus ; et un retour à l’usage de la consigne afin d’améliorer la collecte des déchets recyclables.
Cette démarche apparaît comme une promesse de concilier efficacité environnementale et création de valeur économique. Toutefois un certain nombre de limites environnementales du recyclage sont à prendre en compte et se doivent d’être prises en compte.
Le recyclage et la valorisation de certains co-produits ont deux impacts environnementaux majeurs.Ils permettent d’une part d’exercer une moindre pression sur les ressources naturelles. Leur surexploitation engendre de lourds dommages environnementaux, et peut menacer l’approvisionnement. Une réutilisation des déchets de production ou de consommation permet un certain relâchement de ces contraintes.
La gestion des stocks de déchets représente elle aussi un enjeu environnemental majeur. Risques de contamination des sols et des nappes phréatiques, d’émanations toxiques ou encore d’incendies, elle avait par exemple alimenté les débats sur le centre de stockage StocaMine. Des taux de recyclage plus importants permettraient aussi d’amoindrir le volume et donc le poids environnemental de ces stocks.
Cette double « externalité positive » de l’économie circulaire en fait donc un modèle pour l’économie de demain. Elle encourage la société à créer de la valeur tout en réduisant l’empreinte écologique de son activité.
L’économie circulaire présente toutefois certaines limites, voire des effets pervers. Un effet rebond, c’est-à-dire une augmentation potentielle de la consommation en lien avec une meilleure utilisation des déchets, est tout d’abord à craindre. Les économistes mettent en garde contre ce phénomène dans le cas où l’amélioration des performances environnementales d’un bien entraîne une augmentation de son utilisation. En économie comportementale, certaines études montrent que l’individu, dès lors qu’il sait que le recyclage de son bien est possible, va d’autant plus consommer. Encourager à recycler peut, paradoxalement, générer des comportements moins respectueux de l’environnement du fait d’une surconsommation des biens en question.
Il est également crucial de prendre en compte les limites physiques de l’application du recyclage. Même pour des taux de recyclage très élevés, il existera une fraction de matière qui sera perdue après utilisation. C’est justement le cas des matières dont l’usage est dit « dispersif », c’est-à-dire très difficile techniquement et coûteux à récupérer. C’est par exemple le cas de l’électronique, domaine friand de matériaux rares utilisés en très faibles quantités. Dans ce cas précis, l’opportunité de recycler permet tout au plus de retarder l’échéance d’un épuisement des ressources et d’une saturation des capacités de stockage des déchets, mais en aucun cas d’atteindre cette circularité parfaite si souvent fantasmée dans le cadre d’une économie soutenable.
Ce constat est d’autant plus déterminant lorsque la consommation est croissante : la circularité, même parfaite, n’a alors que peu d’effets sur le long terme, et ne fait que retarder de quelques années les pressions sur les ressources.
Au final, améliorer l’efficacité des usages des déchets par une augmentation des taux de recyclage et une valorisation de ceux-ci peut induire des effets négatifs qui limiteraient voire annuleraient l’impact bénéfique de l’économie circulaire sur les ressources naturelles et les stocks de déchets.
Au-delà de l’effet rebond, il est important de prendre en compte le fait que le recyclage, potentiellement souhaitable sous l’angle des ressources et des stocks de déchets, n’est pas neutre d’impacts. Il ne constitue donc pas le remède miracle aux menaces qui pèsent sur nos environnements. En matière d’émissions de gaz à effet de serre (GES), les filières de recyclage sont certes parfois plus efficaces que les filières issues de ressources vierges, mais elles ne sont pas pour autant synonymes de neutralité carbone, comme le montre le tableau ci-dessous.
Atteindre des taux élevés de récupération de matières premières implique des opérations de séparation de matériaux qui peuvent nécessiter des processus industriels complexes, coûteux et énergivores (hydrométallurgie, pyrométallurgie…) même s’ils le sont moins que l’alternative classique de l’extraction. C’est par exemple le cas du Lithium, critique pour le développement de la mobilité électrique. On voit ci-dessous le différentiel d’émission de GES entre l’extraction de lithium vierge et différents processus de recyclages de cette matière.
Au-delà des émissions de gaz à effet de serre, d’autres impacts nocifs sont à considérer : l’utilisation massive d’eau ou d’éléments chimiques lors du traitement de certains déchets. Ou encore la présence de produits considérés comme toxiques, difficilement maîtrisable lorsque le stock de matière première est celui de déchets, comme pour le cas des retardateurs de flammes bromés dans les plastiques.
Dans ce cas particulier du traitement des déchets incorporant des substances dangereuses ou préoccupantes, les arbitrages ne peuvent pas se faire uniquement sur les critères de préservation des ressources ou de stocks de déchets. Ils doivent également prendre en compte des éléments de risque sanitaire.
Schématiquement, le traitement de ce type de déchet peut s’effectuer selon trois procédés, dont chacun a des impacts différenciés : le recyclage présente un intérêt pour la préservation des ressources vierges, mais pose de possibles problèmes sanitaires et d’émissions de gaz à effet de serre ; le stockage est intéressant dans une optique de moindres émissions de GES, mais génère potentiellement des risques sanitaires importants ; l’incinération permet de traiter efficacement les composantes dangereuses mais génère de fortes émissions de GES.
Jusqu’à présent, l’objectif de la filière par l’incinération a consisté à convertir des risques sanitaires localisés et de court terme, en risque climatique global de plus long terme. L’accent mis sur l’économie circulaire et le recours accru au recyclage feront sans doute basculer certains arbitrages, au risque d’augmenter certaines menaces sanitaires. Il est ainsi nécessaire ici de prioriser l’éco-conception des produits, au travers le renforcement du concept de Responsabilité Élargie du Producteur, afin de circonscrire ces risques.
Pour espérer un véritable effet de l’économie circulaire sur la durabilité de nos modes de vie, il est donc nécessaire que ces usages accrus du recyclage et de la valorisation des déchets ne se fassent pas au détriment d’une remise en question de nos habitudes de consommation et de production.
L’économie circulaire est donc un beau et bon principe de base, mais le risque serait de le considérer comme une alternative à la sobriété de nos modes de vie. Ces préceptes d’économie circulaire sont indissociables d’une maîtrise de la consommation des biens générateurs de déchets.
Si le constat est peu mis en avant par les décideurs, il est en revanche souvent mis en avant par de nombreuses associations impliquées dans la transition écologique. Négawatt en fait par exemple un de ses trois axes de transition énergétique, avec l’efficacité et la substitution. C’est cette question de la sobriété qui est l’axe de transition principal menant à une empreinte écologique amoindrie et une remise en question de notre modèle actuel.
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
[su_pullquote align=”right”]Par Ingrid Molderez et Kim Ceulemans [/su_pullquote] Les futurs chefs d’entreprise seront-ils en mesure de relever les défis du développement durable ? L’art peut-il contribuer à l’acquisition de compétences en matière de développement durable dans l’enseignement du management ? L’étude que nous avons menée porte sur la capacité de l’art à favoriser la pensée systémique, l’un des aspects clés du développement durable, et à aider les étudiants en commerce à faire preuve de créativité dans leur réflexion sur les divergences de points de vue en matière de développement durable.
Trente ans après la popularisation par la Commission Brundtland du concept du développement durable, il est plus urgent que jamais de se pencher sur la question. Les défis mondiaux, tels que le changement climatique, l’érosion de la biodiversité, la pauvreté et les migrations, sont omniprésents et touchent tout le monde, à tout moment. Il n’existe pas de solution simple ou instantanée, mais l’enseignement joue un rôle majeur dans la sensibilisation en matière de développement durable et dans la façon de répondre aux défis qui en découlent.
Paul Shrivastava, spécialiste influent du management et du développement durable, soutient que l’enseignement en faveur du développement durable ne se limite pas uniquement à une compréhension cognitive. Nous avons besoin de méthodes d’enseignement alternatives, qui intègrent l’engagement physique et émotionnel (Shrivastava, 2010). Toutefois, les approches pédagogiques qui allient réflexion, volonté et actions sont rares dans l’enseignement du management. Les étudiants sont habitués à travailler sur des sujets qui ont un impact immédiat sur les connaissances et les compétences nécessaires dans un contexte commercial. Les méthodes d’enseignement créatives et/ou spirituelles sont presque inexistantes. C’est pourtant sur cette dimension que nous avons axé nos recherches. Nous avons utilisé l’art comme moyen pédagogique d’enrichir la personne dans son ensemble et d’encourager la pensée critique et créative autour du développement durable. Nous avons également analysé les réactions des étudiants en management.
Le concept de développement durable fait ressortir l’importance des liens entre les êtres humains et la nature. Nous devons faire tomber les barrières qui nous séparent de notre environnement afin de pouvoir fonctionner de nouveau dans l’unité. La transition vers le développement durable génère des émotions intenses, elles-mêmes nécessaires à cette transition. L’art déclenche et favorise les émotions, stimule notre esprit critique et remet en question notre confort. Dans le contexte de la pensée systémique et du développement durable, l’art peut nous aider à nous concentrer à nouveau sur les liens et les interdépendances de nos systèmes.
Dans le cadre de notre étude, nous avons confronté des étudiants en management à des œuvres, pendant leur cours de Master en responsabilité sociale des entreprises. Nous ne nous sommes pas spécialement concentrés sur des artistes qui utilisent leur art pour refléter l’impact négatif des êtres humains sur l’environnement. Nous avons plutôt opté pour des peintres qui ne sont pas nécessairement connus pour leur engagement écologique, mais dont les œuvres nous poussent à réfléchir au rôle que jouent les êtres humains dans la société. L’œuvre de René Magritte, Les Jours Gigantesques, a été une source d’inspiration et de réflexion qui leur a permis de s’interroger et de débattre sur ce qui nous sépare et nous rapproche dans un contexte du développement durable.
Nous avons ensuite sondé les étudiants participants pour analyser leur sensibilité à l’art dans le cadre d’un cours de management. Nous avons cherché à savoir si, selon eux, l’art était un moyen pertinent d’étudier trois aspects de la pensée systémique : la relation entre le système et l’environnement, la pensée dans les modèles et les relations, et la compréhension des interactions entre le système et l’environnement. Pour chacun de ces aspects, la majorité des étudiants interrogés s’accorde à dire que l’art est un excellent moyen d’aborder ces sujets. Les étudiants ont remarqué que l’art permet d’exprimer différents points de vue, de faciliter la compréhension d’un sujet depuis une autre perspective et de se rendre compte de l’importance des connexions en matière de développement durable.
Dans cette étude, la majorité des étudiants était réceptive à l’utilisation de l’art car il leur permet d’ouvrir les yeux et les pousse à réfléchir différemment au concept du développement durable. Toutefois, certains étudiants se sont montrés très critiques. Ils ont, en effet, une idée arrêtée de l’art qui, selon eux, serait plus pertinent dans le cadre d’une exposition sur le développement durable que comme moyen abstrait de comprendre et d’aborder le sujet. D’après eux, il serait plus efficace de montrer des images de ce qui se passe réellement dans le monde. Cependant, il faut souligner que l’art ne peut pas être utilisé d’une manière fonctionnelle, car cela va à l’encontre de ses concepts fondamentaux. Nous ne cherchions ainsi pas à trouver une relation causale entre l’utilisation de l’art et l’enseignement efficace du développement durable, mais plutôt à explorer différentes façons d’allier réflexion, actions et volonté dans l’enseignement du management.
Que retenir de ces recherches ?
Alors que l’enseignement du management est connu pour son approche fonctionnaliste, il ne faut pas oublier que les étudiants en commerce peuvent être réceptifs à des méthodes d’enseignement alternatives. L’utilisation de peintures peut être une méthode pertinente pour illustrer des sujets relatifs au développement durable, encourager la pensée critique et adopter une approche holistique en stimulant la créativité. L’art peut permettre aux étudiants de faire preuve d’un esprit critique concernant les concepts liés au développement durable abordés en cours, et leur montrer qu’il existe différentes approches et interprétations de ces sujets complexes.
L’enseignement supérieur a un rôle essentiel à jouer dans la sensibilisation des étudiants au développement durable et dans le développement de leurs compétences en matière de développement durable. L’art et les artistes ont la capacité de faire réfléchir de manière critique, de dépasser les limites et de déclencher les émotions qui permettront de changer d’avis sur un sujet donné (le développement durable, par exemple). L’enseignement supérieur ne devrait pas limiter l’accès à l’art aux étudiants dans le domaine artistique, mais justement faire tomber les barrières entre les différentes disciplines. L’art peut être une source d’inspiration pour toutes les disciplines et mérite une place dans tous les programmes d’études, y compris dans les matières considérées comme y étant moins réceptives, telles que le management, l’ingénierie, le droit, etc.
[su_spoiler title=”Méthodologie”]Cet article a été publié dans Economists Talk Art, basé sur Molderez, I. & Ceulemans, K. (2018). The power of art to foster systems thinking, one of the key competencies of education for sustainable development. Journal of Cleaner Production, 186, 758-770. [/su_spoiler]
Une majorité des dirigeants dans le monde considère que le changement climatique est une réalité. Les organisations sont directement concernées par leurs émissions de gaz à effet de serre ou par les dangers que leur exposition aux risques climatique leur fait courir.
La communauté internationale a déjà mis en œuvre des politiques contraignantes pour les entreprises (marchés de permis, taxe carbone…) et le récent Accord de Paris pose des jalons pour une action encore plus poussée. On constate parallèlement une augmentation des initiatives du secteur privé engageant des actions pour le climat. Dans les années à venir, les organisations, comme les individus, vont faire face à de nouveaux enjeux, de nouvelles contraintes liées aux questions climatiques : nouvelles réglementations, nouveaux risques, nouvelles attentes des consommateurs, des employés et des investisseurs…
Conférence avec Gilles LAFFORGUE et Luc ROUGE, Professeurs à TBS, et Mauricio BERMUDEZ NEUBAUER, Principal Director à Accenture (Londres).
[su_pullquote align=”right”]Par Camilla BARBAROSSA[/su_pullquote] Ces dernières années, les débats internationaux en matière de politique environnementale ont tendance à désigner de plus en plus la consommation des ménages dans les pays industrialisés comme l’un des principaux facteurs à l’origine des problèmes environnementaux. Dans la plupart des pays, elle représente plus de 60% de tous les impacts environnementaux sur l’ensemble du cycle de vie des produits.
Dans ce contexte, la question de l’utilisation de produits respectueux de l’environnement en vue de réduire l’empreinte écologique des consommateurs a été récemment débattue, en particulier à propos des produits achetés régulièrement, tels que les produits en papier tissu écoresponsables, les détergents biodégradables et les alternatives aux produits suremballés et aux produits en plastique.
Les responsables politiques et les organisations non gouvernementales ont élaboré des politiques (par ex., le plan d’action de l’UE) et des campagnes de sensibilisation au comportement pro-environnemental (par ex., la campagne du WWF « Don’t Flush Tiger Forests ») visant à promouvoir l’achat de produits alternatifs respectueux de l’environnement. Toutefois, la part de marché actuelle des produits écologiques demeure relativement faible.
Afin d’améliorer l’efficacité des politiques et des campagnes de marketing social et d’encourager la diffusion de produits écoresponsables sur le marché, il convient de définir deux objectifs spécifiques : premièrement, mieux connaître les facteurs qui incitent les consommateurs à acheter des produits écologiques, et les facteurs qui les freinent et, deuxièmement, évaluer si ces facteurs peuvent varier d’un segment de consommateurs à l’autre. Ces connaissances sont essentielles pour élaborer des politiques et des stratégies de marketing plus efficaces et adaptées aux différents segments de la population, variant en fonction de caractéristiques spécifiques (par ex., engagement environnemental).
L’étude Une récente étude que j’ai réalisée avec Patrick De Pelsmacker de l’université d’Anvers, traite cette problématique. Premièrement, nous avons développé un modèle visant à déterminer quels sont les facteurs qui incitent les consommateurs à acheter des produits écologiques et quels sont ceux qui freinent les achats écoresponsables. Deuxièmement, nous avons comparé ce modèle entre deux segments de consommateurs : les consommateurs «green » (qui ont déjà des comportements pro-environnementaux – comme le recyclage, la réduction des déchets ménagers – pour des raisons écologiques) par opposition aux consommateurs « non green » (c’est-à-dire qui ne sont pas engagés dans des comportements pro-environnementaux).
L’étude a porté sur 926 répondants adultes qui ont l’habitude de faire les courses pour le foyer. Plus précisément, l’échantillon était composé de 453 consommateurs « green » et de 473 « non greens ». Tous les répondants ont complété un questionnaire avec une série de questions destinées à évaluer dans quelle mesure certains facteurs peuvent influencer positivement ou négativement leur décision d’acheter des produits écologiques. Ils ont également répondu à des questions sur leur intention d’achat de produits respectueux de l’environnement et sur leur comportement en matière d’achat écoresponsable.
Résultats et implications Les résultats de notre enquête révèlent des différences notables dans la volonté d’acheter des produits écologiques entre les consommateurs « green » et les consommateurs « non green ». Conformément aux attentes, les consommateurs « green » sont plus enclins à acheter des produits écologiques que les consommateurs « non green ».
En outre, nos résultats indiquent que les deux groupes de consommateurs sont influencés par différents facteurs dans les achats de produits alternatifs respectueux de l’environnement. Par exemple, les consommateurs « green » peuvent vouloir acheter des produits écologiques parce qu’ils désirent produire une impression favorable d’eux-mêmes sur les autres personnes concernées. Ce n’est pas le cas de consommateurs « non green ». Les consommateurs « green » semblent préoccupés par l’impact de leurs choix de consommation sur l’environnement naturel, ce qui les pousse à opter pour des alternatives respectueuses de l’environnement. En revanche, les consommateurs « non green » sont moins portés à tenir compte de l’empreinte de leurs actions individuelles lorsqu’ils font les courses.
Tant les consommateurs « green » que les « non green » pensent qu’une consommation éco-responsable est chronophage, financièrement désavantageuse et stressante. Cependant, la perception négative des inconvénients personnels liés à l’achat de produits écologiques se traduit différemment entre les deux groupes de consommateurs. D’une part, elle contribue à renforcer la réticence des consommateurs « non green » à adopter des alternatives écologiques. D’autre part, elle est principalement observée chez les consommateurs « green » à l’intérieur du point de vente (par exemple, en raison du fait que les produits écologiques ne sont pas toujours disponibles ou de leur choix restreint), d’où la fréquente incohérence de ces consommateurs entre leurs intentions (éco-responsable ) déclarées et leur comportement d’achat réel (pas toujours éco-responsable ).
Les spécialistes du marketing, les responsables politiques et les entreprises peuvent utiliser les résultats de notre étude pour favoriser la consommation de produits écologiques en élaborant des programmes de communication spécialement conçus pour les consommateurs « green » et « non green ». Par exemple, l’argument de l’impact environnemental de l’achat et de la consommation de produits n’est pertinent que pour les consommateurs « green », alors qu’il devrait être ignoré pour les consommateurs « non green ». Pour les consommateurs « green », les entreprises peuvent développer des partenariats avec des organisations favorables à la cause de l’environnement (comme Kimberly Clark et WWF l’ont fait) en vue de s’adresser aux membres verts actifs avec des campagnes de marketing sur mesure. Cette communication devrait se focaliser sur la quantité de ressources naturelles que les consommateurs peuvent économiser en achetant des alternatives écologiques. À titre d’exemple, Small Steps a développé un outil (Tree Calculator) pour calculer le nombre d’arbres et la quantité de CO2 et d’eau qu’un individu ou une famille peut économiser en achetant un ou plusieurs paquets de produits en papier tissu respectueux de l’environnement.
Par ailleurs, la perception qu’ont les consommateurs des inconvénients liés à l’achat de produits écoresponsables, réduit l’intention et le comportement d’achat de produits écologiques tant chez les consommateurs « green » que chez les « non green ». S’il n’est pas remédié aux défaillances du marché, les consommateurs « green » et « non green » ne pourront pas acheter de manière responsable. Par conséquent, une série d’initiatives de politique publique devrait se concentrer sur les « politiques économiques » et viser par exemple à obtenir les bons prix ou à utiliser des instruments fiscaux pour tenir compte des impacts environnementaux et autres externalités qui ne se reflètent pas dans les prix du marché. En outre, et plus important encore, lorsqu’ils ciblent les consommateurs « non green », les spécialistes du marketing devraient chercher à accroître leurs intentions d’achats écoresponsables en réduisant leur perception de ces produits comme des substituts peu efficaces des produits conventionnels. Par contre, lorsqu’elles ciblent les consommateurs « green », les entreprises devraient améliorer la perception par les consommateurs de l’accessibilité et de la sensibilisation aux produits écologiques à l’intérieur du magasin. À cet égard, la technologie des smartphones (par ex. via l’application GoodGuide) peut fournir aux consommateurs « green » des informations en temps réel – lorsqu’ils font leurs courses – sur la présence de tels produits à l’intérieur du magasin.
En conclusion, la diffusion de produits respectueux de l’environnement sur le marché dépend dans une large mesure de leur acceptation par les consommateurs. Différents segments de consommateurs peuvent être encouragés à privilégier des alternatives écologiques pour différentes raisons. Notre étude a visé à étendre les connaissances sur les variations de ces motivations entre deux segments de consommateurs : les consommateurs « éco-responsable » et « non éco-responsable » . Ces connaissances sont indispensables pour élaborer des stratégies de communication sur mesure – par opposition à des stratégies de communication normalisées – lorsqu’on cible un groupe de consommateurs en particulier ou différents groupes simultanément.
Cet article a été publié à l’origine dans le Journal of Business Ethics (2016)
[su_pullquote align=”right”]Par Sylvie BORAU [/su_pullquote] Les effets néfastes des mannequins féminins dans la publicité sur l’estime de soi et la satisfaction corporelle des femmes ne sont plus à démontrer. Il existe cependant un nouvel effet néfaste qui n’avait pas encore été évoqué : ces mannequins peuvent être perçus comme de véritables rivales sexuelles par les consommatrices et susciter une forme d’agression indirecte.
Les publicitaires mettent généralement en scène des mannequins parfaits, ultra-minces, digitalement retouchés, et dans des postures provocantes (par exemple avec des lèvres pulpeuses et des hanches archées). Les modèles peuvent alors être perçus par les consommatrices comme de véritables rivales sexuelles. Même si les consommatrices sont conscientes qu’elles ont très peu de chances de les rencontrer dans la vie de tous les jours, elles continuent de les considérer comme de véritables concurrentes sexuelles. Dans le cadre d’une récente recherche réalisée avec Jean-François Bonnefon de Toulouse School of Economics, nous avons étudié les conséquences de cette compétition intra-sexuelle imaginaire.
Dans une première série d’études, nous avons interrogé 452 femmes qui ont répondu à des enquêtes en ligne. Les répondantes ont d’abord été exposées soit à un mannequin idéal (physiquement très attractif, mince, et sexuellement provocateur), soit à un mannequin normal (moyennement attractif, de taille moyenne, et non provocateur). Ensuite, les femmes ont répondu à quelques questions concernant leurs réactions à l’égard du mannequin. Les résultats ont montré que les femmes ressentent une forte jalousie à l’égard du mannequin (par exemple, elles sont inquiètes à l’idée que leur compagnon puisse les quitter pour une femme aussi belle que le mannequin). Elles font des commentaires très désobligeants vis-à-vis du modèle (comme par exemple du fat-shaming ou du slut-shaming ) et elles ostracisent cette rivale imaginaire (par exemple, elles ne voudraient pas être amies avec une femme ressemblant à ce mannequin). En résumé, les femmes s’engagent dans une compétition intra-sexuelle imaginaire avec les mannequins idéalisés dans la publicité en utilisant les mêmes stratégies agressives que celles qu’elles utiliseraient face à des rivales réelles.
Nous avons ensuite mené une autre étude pour identifier les caractéristiques physiques du modèle qui déclenchent ces stratégies agressives. Est-ce la posture provocante des mannequins ou la finesse de leur corps ? Pour répondre à cette question, nous avons croisé les critères taille du mannequin/attitude. Les répondantes étaient exposées à un mannequin soit : • mince et provocateur • mince et non provocateur • de taille moyenne et provocateur • de taille moyenne et non provocateur
Nos résultats montrent que c’est l’attitude provocante des mannequins, et non leur minceur, qui suscite le plus d’agressions indirectes. C’est un résultat surprenant et important compte-tenu de l’attention que les médias portent à la minceur des mannequins plutôt qu’à leur posture aguicheuse. Mais pourquoi cette posture déclenche-t-elle plus de compétition intra-sexuelle et d’agression indirecte que leur minceur ? C’est étonnant au regard de l’obsession actuelle des femmes et des médias pour la minceur.
Des analyses plus poussées ont montré que les femmes deviennent agressives car la posture provocante du mannequin (plus que sa minceur) communique une intention de séduire les hommes, d’éveiller en eux un désir sexuel, et potentiellement une intention de « voler » les hommes. Comme dans la vie quotidienne, une attitude sexuellement provocante communique que la personne a confiance en son son pouvoir de séduction, de charme, et communique une certaine disponibilité et promiscuité sexuelle. Il n’est pas donc pas surprenant que les femmes se sentent menacées par des mannequins féminins provocateurs qui représentent un danger pour leurs relations amoureuses actuelles ou futures.
Dans la vie de tous les jours, face à une rivale potentielle, les femmes ressentent généralement de la jalousie. La jalousie est une émotion qui prévient la personne qu’elle doit agir pour protéger son compagnon actuel ou futur d’une rivale potentielle. Et l’agression indirecte (propos négatifs, exclusion sociale) est la stratégie la plus courante pour écarter les rivales dangereuses. Notre étude montre en effet que les femmes mettent en place une stratégie d’agression indirecte quand elles sont exposées à des mannequins provocateurs quelle que soit la taille du modèle.
Ainsi, quand les publicitaires présentent un mannequin sexuellement provocateur, ils contribuent insidieusement à une culture d’agression indirecte chez les consommatrices, fondée sur le slut-shaming et la stigmatisation. En effet, la simple exposition à un mannequin sexuellement provocateur est suffisante pour déclencher une compétition intra-sexuelle et de l’agression indirecte comme si les femmes étaient exposées à des rivales réelles. Nous pouvons donc imaginer que l’exposition répétée à des rivales imaginaires renforce inévitablement ce type de comportement, qui dépasse les interactions quotidiennes avec des femmes réelles – et ce pour au moins deux raisons. La première est l’utilisation généralisée des mannequins provocateurs dans la publicité. La seconde est que le niveau de provocation sexuelle des mannequins est largement supérieur à celui des femmes dans la vie de tous les jours. En résumé, notre recherche montre que la mise en scène de mannequins provocateurs renforce et encourage inutilement une culture d’agression indirecte entre les femmes, alimentant ainsi la tendance alarmanted’agression intra-sexuelle et de slut-shaming. Compte-tenu du nombre très élevé de mannequins provocateurs dans la publicité, les femmes sont fréquemment sujettes à cette compétition intra-sexuelle.
Afin de limiter l’impact négatif de la provocation sexuelle dans la publicité, il serait judicieux d’en contrôler leur utilisation et d’éviter que les consommateurs les plus vulnérables y soient exposés de façon excessive. L’exposition à ces modèles étant inévitable, et les mentions précisant leur caractère irréel inefficaces, nous recommandons de sensibiliser le jeune public, qui est à la fois plus ciblé par les publicités à caractère sexuel et plus vulnérable. Nous ne préconisons pas l’interdiction d’images sexualisées dans la publicité car cela donnerait une image politiquement correcte et archaïque des femmes. Toutefois, les organisations de défense des consommateurs, les organismes de surveillance des médias et les citoyens concernés ont un rôle primordial à jouer, tant pour sensibiliser le public que pour inciter les entreprises à adopter des pratiques responsables.
L’article original a été publiée dans Brand Quarterly (Janvier 2018) sous le titre « Provocative Female Models In Advertising: Triggering Indirect Aggression ».
[su_pullquote align=”right”]Par Jean-Marc Décaudin et Denis Lacoste[/su_pullquote] Les offres de service présentent bien des différences par rapport à celles des produits. Le service est intangible, sa production et sa consommation sont très souvent simultanées. Le service ne peut pas être stocké. Sa qualité est très difficile à maintenir constante et le client est impliqué dans la production du service, ce qui n’est pas dans le cas d’un bien tangible.
Ces différences ont commencé à être prises en compte par les spécialistes du Marketing dans les années 80. Deux chercheurs français, Pierre Eiglier et Eric Langeard ont créé le concept de « Servuction », néologisme bâti à partir des mots Service et Production, ce qui marque bien la nécessité d’avoir une approche tout à fait spécifique du management d’une offre immatérielle. Depuis lors, de nombreux travaux ont été conduits dans le domaine du marketing des services, faisant écho à leur place croissante dans la création de richesses et d’emplois . Le but de ces recherches est d’aider les managers du secteur bancaire, du transport aérien, de la location, de la santé et de bien d’autres domaines, à prendre en compte les spécificités de la consommation et de la production induites par les caractéristiques des services. En particulier, des recherches ont été conduites dans le domaine de la communication publicitaire. De nombreuses questions se posent en effet aux marketers dont la principale est sans doute la suivante : comment communiquer sur quelque chose que l’on ne peut ni voir, ni toucher, ni sentir, ni entendre, ni goûter ? Les publicitaires s’interrogent également sur la façon de communiquer sur une expérience, qui sera différente d’un client à l’autre, et dont on ne peut pas garantir que la qualité sera en tous lieux et en tous temps identique. Trouver des axes de communication pour une voiture, un ordinateur, un téléviseur, en s’appuyant sur des caractéristiques techniques objectives est relativement facile. Il est beaucoup plus difficile de communiquer sur une expérience comme celle que peut connaitre un client dans un parc d’attraction, sur un site de rencontres, ou encore dans une université.
L’enjeu pour les publicitaires est donc d’arriver à matérialiser le service, à en donner au client potentiel une représentation suffisamment forte pour qu’il soit attentif à la marque, qu’il s’y intéresse et qu’il ait envie de faire l’expérience du service. Cinq stratégies ont été identifiés par les spécialistes du domaine. Il est conseillé aux entreprises de communiquer : • Sur le bénéfice consommateur (en termes de prix et de performance), • Sur le client (communication testimoniale sur la base d’un client consommant le service), • Sur le personnel en contact avec le client (mise en avant de la compétence, de la qualité de l’accueil), • Sur le support physique du service (qualité des avions pour le transport aérien, des équipements et du matériel pour un club de plongée ou une station de ski) • Sur l’image corporate en insistant notamment sur les valeurs et les engagements de l’entreprise.
L’efficacité de ces différentes stratégies n’a été que peu testée empiriquement et les études n’ont souvent porté que sur une seule stratégie de communication, ce qui en limite l’utilité pour un publicitaire.
Notre recherche a donc visé à tester l’efficacité respective des différents axes de communication possibles en exposant les consommateurs à des publicités utilisant chacune un axe particulier. Les résultats montrent que l’efficacité de la publicité dépend largement de l’axe qui est mis en avant !
Dans les deux secteurs étudiés (banque et tourisme) les publicités les plus efficaces sont celles qui mettent en avant le client. Il peut s’agir d’un enfant hilare dans un wagon du Train de la Mine de Disneyland, d’une famille à la table d’un restaurant Mc Donald ’s ou encore d’un couple ravi d’entrer dans son premier logement acquis grâce à un crédit bancaire. Cela peut s’expliquer par le fait que la présence d’un client dans la publicité rassure le consommateur qui s’identifie à quelqu’un qui apprécie le service. Or, on sait que rassurer le client est fondamental dans les secteurs des services où le risque perçu est élevé. Dans les deux secteurs, mettre en avant le support physique du service semble également être une stratégie très efficace (même si elle l’est un peu moins que la première). Les trois autres axes publicitaires étudiés ont une efficacité beaucoup plus limitée, soit à l’un des deux secteurs, soit à une seule variable d’efficacité.
Les résultats de cette recherche sont utiles pour les entreprises du secteur des services ainsi qu’aux publicitaires car elle leur donne des éléments précis pour imaginer de nouvelles campagnes. Il convient toutefois d’être prudent car les résultats pourraient être différents dans un autre contexte culturel, dans un autre format publicitaire ou dans d’autres secteurs.
[su_spoiler title=”Méthodologie”]L’étude porte sur 50 publicités presse dans deux secteurs très différents : la banque (25 publicités) et le tourisme (25 publicités). Chaque publicité choisie utilise clairement un des axes de communication (avantage concurrentiel, personnel en contact, client, support physique du service, image de marque). Dans chacun des deux secteurs, 5 publicités différentes ayant recours au même axe ont été utilisées afin de limiter l’influence de la créativité sur l’appréciation des interviewés. L’échantillon comprend 249 répondants qui ont été interrogés en ligne. Chaque répondant a évalué 25 publicités. 1245 évaluations sont donc in fine disponibles : 620 pour la banque et 625 pour le tourisme. Pour chaque publicité, une série de 22 questions est posée pour mesurer l’attention, l’intérêt vis-à-vis de la publicité, la compréhension du message, la curiosité suscitée par la publicité, l’attitude vis-à-vis de la publicité et de la marque et enfin l’impact de la publicité sur l’intention d’achat. Des analyses de variance et des tests Tukey’s HSD sont utilisés pour mesurer l’efficacité respective des différents axes publicitaires. La solidité des résultats est validée en comparant les thèmes utilisés par les 250 publicités les plus efficaces avec ceux des 250 publicités les moins efficaces. [/su_spoiler]
Cette recherche a été publiée dans Journal of Marketing communications (2016) sous le titre « Services Advertising : Showcase the Customer ! ».
Nombreux étaient les participants à la 5ème édition des Matinales de la Recherche de Toulouse Business School, concernés par la nouvelle législation européenne sur la protection des données.
Applicable à toutes les entreprises dont les activités ciblent le territoire européen, le règlement général pour la protection des données personnelles (RGPD) entrera en vigueur à partir du 25 mai 2018. Son objectif est de protéger les citoyens européens contre une utilisation malveillante de leurs données à caractère personnel. Gregory Voss, Juris Doctor et enseignant-chercheur à TBS et Maître Stanley Claisse, avocat spécialiste en droit de la propriété intellectuelle, droit de l’informatique et des télécommunications, ont fait le point sur cette nouvelle réglementation : plus uniforme, plus responsabilisant, plus vertueuse.
Une évolution réglementaire nécessaire
Big Data, stockage biométrique… De nombreuses évolutions technologiques sont intervenues depuis la directive européenne de 1995 qui régit actuellement la protection des données en Europe. La législation n’est plus adaptée mais surtout elle présente d’importantes disparités entre les états membres qui ont transposé la directive avec des différences. L’harmonisation de la réglementation constitue donc un objectif de la réforme. Autre ambition du nouveau règlement : alléger le fardeau administratif et le coût engendrés par les formalités de déclaration préalable dont doit s’acquitter toute entreprise traitant des données personnelles.
Enfin, si le niveau de protection des données personnelles en Europe est globalement satisfaisant, les sanctions financières prévues par la directive à l’encontre de contrevenants demeuraient très faibles dans certains états, comme la France.
C’est dans ce contexte et à l’issue d’un long processus que l’Union européenne a adopté le nouveau règlement général pour la protection des données personnelles (RGPD). Il sera applicable à partir du 25 mai 2018. Une étape pour l’établissement du marché numérique européen Le choix de légiférer via la forme du règlement n’est pas anodin. A la différence de la directive, les règlements européens ne nécessitent pas de transposition dans les Etats membres. Le règlement européen général pour la protection des données personnelles permet donc une harmonisation quasi-parfaite de la législation dans les 28 Etats membres. Son champ d’application concerne toutes les entreprises, quelle que soit leur taille qu’elles aient, ou non, leur siège dans l’Union européenne. Ainsi, les entreprises transnationales dont les activités ciblent le territoire européen tombent désormais sous le coup de la réforme.
“ On parle d’effet extraterritorial du nouveau règlement européen. Il inclut les cas classiques d’entreprises qui traitent des données à caractère personnel dans l’union européenne ou y ayant un siège social, mais aussi les entreprises hors de ce territoire dont les activités ciblent les personnes sur le territoire de l’union européenne. Qu’il s’agisse de la fourniture de produits et de services ou du suivi du comportement dans l’union européenne qui visent ces personnes. ” Grégory Voss, Juris Doctor et enseignant-chercheur à TBS
Une réglementation responsabilisante pour les entreprises
La philosophie du nouveau règlement général pour la protection des données personnelles est résolument tournée vers la responsabilisation des entreprises. Cette volonté se traduit, d’une part, par l’obligation faite aux entreprises de démontrer à tout moment qu’elles sont en conformité avec la législation. Cette obligation va engendrer une modification dans la gouvernance des entreprises qui devront recruter des profils adaptés. Ces « délégués à la protection des données à caractère personnel » auront pour mission de cartographier les traitements de données personnelles mis en œuvre par l’entreprise et d’assurer leur conformité à la réglementation. On estime à 75 000 postes le gisement mondial d’emplois dans ce domaine.
L’objectif de responsabilisation des entreprises s’exprime, d’autre part, à travers l’obligation, pour toutes les entreprises, et pas seulement les fournisseurs de services de communications électroniques, de déclarer, aux personnes ciblées par le traitement des données, toute attaque ou piratage subis par leur base de données. Sauf exception prévue dans le règlement, elles doivent informer les personnes physiques de la potentielle corruption de leurs données personnelles, dès lors que la violation est susceptible d’engendrer un risque élevé pour leurs droits et libertés. Cette obligation d’information exposera l’entreprise, de façon prévisible, à la multiplication des actions collectives ou des demandes de réparation de préjudice.
En cas de manquement à ses obligations, l’entreprise s’expose à de lourdes sanctions financières, lesquelles ont été considérablement renforcées puisqu’elles peuvent atteindre 4% de leur chiffre d’affaires mondial pour certaines violations dans le cas d’une entreprise. Plus responsabilisant, ce dispositif se substitue à la déclaration préalable que doit aujourd’hui effectuer toute entreprise traitant des informations à caractère personnel. Vers une amélioration du niveau de sécurité global des entreprises Si l’objectif de cette nouvelle réglementation est, au premier chef, de minimiser les risques de violations des données personnelles et les préjudices subséquents, son effet sera bénéfique sur le niveau de sécurité des entreprises. Pour protéger les données personnelles qu’elles traitent, les entreprises devront mettre en place des outils de sécurité informatique, de chiffrement, de contrôle d’accès… Si elles ont recours à des sous-traitants, elles devront s’assurer qu’ils sont en conformité avec leurs exigences de sécurité. Ces obligations renforcées devraient contribuer à l’amélioration globale du niveau de sécurité des systèmes d’information et avoir un effet préventif sur la cybercriminalité. En revanche, cette amélioration ne sera pas immédiate dans toutes les entreprises :
“ Si les grandes entreprises se sont préparées à ce changement réglementaire, les petites et moyennes entreprises vont mettre plus de temps à s’adapter. Espérer qu’elles seront en conformité dans les 6 mois est largement illusoire. Ce sera un travail de longue haleine qui de plus nécessitera de la régularité dans la vérification de la conformité des données. ” Stanley Claisse, avocat au barreau de Toulouse, spécialiste en droit de la propriété intellectuelle, droit de l’informatique et des télécommunications.
Gregory Voss est Juris Doctor et enseignant-chercheur à Toulouse Business School. Ses recherches portent essentiellement sur la question de la protection des données personnelles et le droit de l’internet. Il a publié de très nombreux articles et ouvrages sur ce thème. Son article « Internal Compliance Mechanisms for Firms in the EU General Data Protection Regulation » vient d’être publié dans la Revue juridique Thémis de l’Université de Montréal et beaucoup de ses articles de recherche sont accessibles depuis http://ssrn.com/author=1740804 et http://tbs-education.academia.edu/WGregoryVoss
Maitre Stanley Claisse est avocat inscrit au barreau de Toulouse, conférencier et formateur. Il est spécialisé en droit de la propriété intellectuelle, droit de l’informatique et des télécommunications. Il est également ingénieur en informatique.
[su_pullquote align=”right”]Par Pierre-André Buigues[/su_pullquote]
En dépit des aides publiques importantes dont bénéficie la filière viande française, celle-ci perd pieds face aux autres pays européens qui sont pourtant, eux aussi dans la zone euro. C’est, en effet le marché européen qui explique l’essentiel de la dégradation des positions françaises, et non la mondialisation, la Chine ou les pays émergents.
Quelle que soit la filière, volaille, porc ou bovin, l’élevage français est en difficulté par rapport à ses concurrents européens . – La filière porcine française : Sa production a sensiblement baissé, passant d’environ 25,5 millions de porcs par an en 2000 à 21 millions en 2016 alors qu’elle augmentait dans plusieurs autres pays européens. En 2000, les productions françaises et espagnoles étaient équivalentes, l’Espagne produit aujourd’hui 46 millions de porcs annuellement. La France est désormais importatrice nette de viande de porc. La compétitivité de la filière s’est érodée car elle souffre de coûts trop élevés et d’un manque d’investissements. – La filière bovine française : La France est le premier producteur européen de viande bovine, en 2015 : 1,49 millions de tonnes contre 1,12 en Allemagne et 0,9 au Royaume-Uni. 79% de la viande consommée en France est d’origine nationale. Les importations sont essentiellement européennes. Cependant, les revenus moyens des éleveurs spécialisés en viande bovine sont parmi les plus bas de l’agriculture et sont fortement orientés à la baisse. En 2014, le revenu courant après impôt serait inférieur de 22 % à la moyenne sur longue période (2000-2013). – La filière avicole française a également enregistré une baisse de sa production au cours de la dernière décennie. La France a été le deuxième exportateur mondial de volaille mais elle importe aujourd’hui 40% des volailles qu’elle consomme. Le pays est déficitaire en volume et en valeur avec les pays de l’Union européenne, et ce déficit continue de se creuser. Les importations françaises de viande de volailles proviennent surtout de pays européens et beaucoup moins des pays non européens comme le Brésil, ou les USA. Comment expliquer cette forte dégradation du commerce de la viande française ? Nous retiendrons ici deux des principales causes de ce déclin :
Le refus français d’une industrialisation de la filière viande, d’où des économies d’échelle insuffisantes La France a toujours soutenu l’agriculture familiale mais les marchés internationaux de la viande sont surtout des marchés de volume où le prix est le critère déterminant. Contrairement au marché domestique français où la qualité mesurée par des labels (label rouge, fermier) constitue un avantage compétitif, à l’international le prix est déterminant. Alors que l’Allemagne se positionne sur des produits bon marché et standardisés et a une image « industrielle » pour les produits carnés, la France a une image « gastronome » de produits chers. Malheureusement, à ce stade de développement du marché international de la viande dont la croissance est portée par les marchés émergents, il y a peu d’intérêt pour la qualité. Le coût est donc la variable stratégique du succès sur les marchés internationaux or la filière viande française souffre de coûts élevés et d’une absence d’économies d’échelle.
Dans la production de porc, la taille moyenne des élevages est en France comprise entre 1000 et 2000 porcs contre de plus grandes structures de 2000 à 5000 porcs au Danemark et aux Pays-Bas. De plus, entre 2000 et 2010, la taille moyenne d’un élevage de porc a augmenté de 98% au Danemark, 37% aux Pays-Bas, 29% en Espagne et seulement 16% en France. Enfin, les abattoirs allemands dépassent souvent 50 000 porcs abattus annuellement. En France, il faudrait beaucoup moins d’abattoirs et bien plus modernes.
Dans la viande bovine, la France souffre également d’un problème de taille des exploitations. Le procès fait en France à la seule ferme de mille vaches ( ferme ultramoderne avec une installation géante qui transforme la bouse en énergie grâce à un méthaniseur et est équipée de panneaux solaires), montre que l’opinion française est hostile à l’industrialisation de l’élevage. Il y aurait en Allemagne, plus de 200 unités qui dépassent le millier de têtes quand en France, les unités de plus de 350 têtes se comptent sur les doigts d’une main.
Dans la production de poulet, les exploitations françaises sont beaucoup plus nombreuses et de bien plus petite taille qu’en Allemagne : Les élevages allemands, néerlandais et britanniques sont les plus grands d’Europe et dépassent en moyenne 60 000 places. En France, plus de la moitié des élevages de poulet ont entre 1 000 et 10 000 places, du fait de l’importance des productions sous signes de qualité et d’origine (Label Rouge, biologique, AOC), dont les cahiers des charges limitent la taille des bâtiments.
Avec une taille d’exploitation qui ne permet pas d’économie d’échelle et avec des coûts de main d’œuvre supérieur à certains de ses concurrents européens, l’élevage français est en grande difficulté et perd des parts de marché.
Une avalanche de normes coûteuses et une surrèglementation par rapport aux normes européennes
La sévérité des normes constitue un facteur incontestable des difficultés économiques de la filière viande française. Souvent compliquées et quelquefois incompréhensibles, ces normes impliquent une charge administrative très lourde pour les exploitants. Un rapport du Sénat chiffre, en moyenne à 15 heures par semaine le travail de bureau de l’agriculteur. Deux raisons principales expliquent le coût relatif élevé de ces normes en France. En premier lieu, dans l’élevage français, les entreprises sont souvent, comme nous l’avons vu, de petite taille par rapport aux concurrents européens. Elles n’ont donc pas de moyens humains et financiers suffisants pour assimiler et mettre en œuvre ces normes. En second lieu, les normes changent souvent dans ce secteur, les normes environnementales sont de plus en plus exigeantes et nécessitent des investissements très lourds.
Quel avenir pour l’élevage français ?
L’Europe agricole n’est plus seulement un espace régulé par la Politique Agricole Commune mais un espace de concurrence. Pour le développement de l’élevage français, deux stratégies sont possibles : – Stratégie de développement d’un élevage orienté vers la qualité : Comment trouver des débouchés pour une production haut de gamme avec des labels forts à l’exportation qui permettent à de petites exploitations de survivre avec des coûts élevés ? Le modèle est celui des vins français qui ont des prix en moyenne deux fois supérieurs à ceux des concurrents et se vendent pourtant très bien. Ce scénario « haut de gamme » pourrait sauver l’élevage français. Cependant, cette stratégie suppose des investissements considérables dans le marketing et les réseaux de distribution à l’international. – Stratégie du développement d’un élevage intensif à coût bas : Comment baisser les coûts de production ? Par des restructurations lourdes, et la disparition des « petits élevages » non compétitifs. Des investissements massifs seraient alors également nécessaires pour un élevage ultra moderne, les pouvoirs publics favorisant les fermes de très grandes tailles, automatisées, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui. Existe-t-il un scénario intermédiaire ? Xavier Beulin, l’ancien Président de la FNSEA donnait le chiffre de 6 milliards d’euros d’investissement nécessaire « pour développer une troisième voie entre l’agriculture industrielle et la diversité, l’agriculture plurielle et la high-tech, l’agriculture bio et la robotique ».
[su_spoiler title=”Méthodologie”]Cette article s’appuie sur: Elie Cohen et Pierre-André Buigues « Le décrochage industriel », Fayard, 2014; et Pierre-André Buigues, « Refonder l’agriculture française » Journée de l’économie, Jeco , Lyon, Novembre 2016 [/su_spoiler]