[su_pullquote align=”right”]Par Lambert Jerman et Evelyne Misiaszek[/su_pullquote] Les entreprises à succès comme Sigfox, BricoPrivé ou Hellocasa font partie de l’univers des scale-ups. Que ces entreprises soient jeunes ou matures, leur phase d’hypercroissance est une période très critique.
Le concept de « scale-up » comprend aujourd’hui des entreprises qui réalisent un chiffre d’affaires annuel supérieur à 5M€, avec une croissance d’au moins 10 à 20% sur trois ans. Après avoir dépassé le statut de start-up et avoir confirmé son modèle d’entreprise, la scale-up doit se transformer de façon rapide et à plusieurs niveaux : internationalisation, recrutement, développement de nouveaux partenariats commerciaux, techniques ou financiers. Son système de pilotage interne doit ainsi évoluer pour permettre à l’organisation d’affronter de nouveaux défis, en même temps que le dirigeant doit veiller à ce que les nouveaux outils de gestion mis en place soient adaptés à l’hypercroissance. Cette situation exige un équilibre subtil entre les décisions à court terme et la stratégie de l’entreprise à long terme.
L’hyper croissance débouche en effet sur une perte de proximité et un subtil équilibre est à atteindre.
Les besoins en recrutement étant par définition importants dans les entreprises en hypercroissance, le nombre de salariés augmente si vite que le dirigeant ne peut très vite plus superviser directement ses salariés ni les connaître personnellement. Cette perte de proximité hiérarchique est souvent exacerbée par un éloignement géographique de plus en plus important. La circulation de l’information peut ainsi être menacée dans la structure et mettre en danger la cohésion et la culture de l’organisation. Le charisme du dirigeant, ses valeurs et son engagement personnel, ne suffisent plus.
Pour faire face à cette réalité nouvelle, le dirigeant d’une scale-up doit aménager et renforcer la gouvernance ainsi que le système de pilotage de l’organisation, sans brider la créativité et l’innovation si importantes pour le développement de l’entreprise.
La construction de cet équilibre subtil, capable de maintenir la réactivité et la coordination informelle héritées de la start-up avec les procédures plus formelles et rationnellement définies indispensables à un groupe plus important, n’a rien d’évident. Quatre leviers d’action peuvent néanmoins être identifiés pour réduire la complexité de la transformation de l’entreprise et maintenir autant que possible la proximité nécessaire à sa cohésion.
Pour affronter les deux risques majeurs liés au pilotage de l’hypercroissance, à savoir la complexité plus importante de l’environnement de l’entreprise et la perte de proximité avec les équipes, le dirigeant d’une scale-up doit donc permettre à l’organisation de trouver un équilibre entre le système de pilotage très informel d’une start-up et le contrôle plus formel des grands groupes.
Article produit dans le cadre du partenariat “Scale UP – Gérer l’hypercroissance”
[su_pullquote align=”right”]Par Ingrid Molderez et Kim Ceulemans [/su_pullquote] Les futurs chefs d’entreprise seront-ils en mesure de relever les défis du développement durable ? L’art peut-il contribuer à l’acquisition de compétences en matière de développement durable dans l’enseignement du management ? L’étude que nous avons menée porte sur la capacité de l’art à favoriser la pensée systémique, l’un des aspects clés du développement durable, et à aider les étudiants en commerce à faire preuve de créativité dans leur réflexion sur les divergences de points de vue en matière de développement durable.
Trente ans après la popularisation par la Commission Brundtland du concept du développement durable, il est plus urgent que jamais de se pencher sur la question. Les défis mondiaux, tels que le changement climatique, l’érosion de la biodiversité, la pauvreté et les migrations, sont omniprésents et touchent tout le monde, à tout moment. Il n’existe pas de solution simple ou instantanée, mais l’enseignement joue un rôle majeur dans la sensibilisation en matière de développement durable et dans la façon de répondre aux défis qui en découlent.
Paul Shrivastava, spécialiste influent du management et du développement durable, soutient que l’enseignement en faveur du développement durable ne se limite pas uniquement à une compréhension cognitive. Nous avons besoin de méthodes d’enseignement alternatives, qui intègrent l’engagement physique et émotionnel (Shrivastava, 2010). Toutefois, les approches pédagogiques qui allient réflexion, volonté et actions sont rares dans l’enseignement du management. Les étudiants sont habitués à travailler sur des sujets qui ont un impact immédiat sur les connaissances et les compétences nécessaires dans un contexte commercial. Les méthodes d’enseignement créatives et/ou spirituelles sont presque inexistantes. C’est pourtant sur cette dimension que nous avons axé nos recherches. Nous avons utilisé l’art comme moyen pédagogique d’enrichir la personne dans son ensemble et d’encourager la pensée critique et créative autour du développement durable. Nous avons également analysé les réactions des étudiants en management.
Le concept de développement durable fait ressortir l’importance des liens entre les êtres humains et la nature. Nous devons faire tomber les barrières qui nous séparent de notre environnement afin de pouvoir fonctionner de nouveau dans l’unité. La transition vers le développement durable génère des émotions intenses, elles-mêmes nécessaires à cette transition. L’art déclenche et favorise les émotions, stimule notre esprit critique et remet en question notre confort. Dans le contexte de la pensée systémique et du développement durable, l’art peut nous aider à nous concentrer à nouveau sur les liens et les interdépendances de nos systèmes.
Dans le cadre de notre étude, nous avons confronté des étudiants en management à des œuvres, pendant leur cours de Master en responsabilité sociale des entreprises. Nous ne nous sommes pas spécialement concentrés sur des artistes qui utilisent leur art pour refléter l’impact négatif des êtres humains sur l’environnement. Nous avons plutôt opté pour des peintres qui ne sont pas nécessairement connus pour leur engagement écologique, mais dont les œuvres nous poussent à réfléchir au rôle que jouent les êtres humains dans la société. L’œuvre de René Magritte, Les Jours Gigantesques, a été une source d’inspiration et de réflexion qui leur a permis de s’interroger et de débattre sur ce qui nous sépare et nous rapproche dans un contexte du développement durable.
Nous avons ensuite sondé les étudiants participants pour analyser leur sensibilité à l’art dans le cadre d’un cours de management. Nous avons cherché à savoir si, selon eux, l’art était un moyen pertinent d’étudier trois aspects de la pensée systémique : la relation entre le système et l’environnement, la pensée dans les modèles et les relations, et la compréhension des interactions entre le système et l’environnement. Pour chacun de ces aspects, la majorité des étudiants interrogés s’accorde à dire que l’art est un excellent moyen d’aborder ces sujets. Les étudiants ont remarqué que l’art permet d’exprimer différents points de vue, de faciliter la compréhension d’un sujet depuis une autre perspective et de se rendre compte de l’importance des connexions en matière de développement durable.
Dans cette étude, la majorité des étudiants était réceptive à l’utilisation de l’art car il leur permet d’ouvrir les yeux et les pousse à réfléchir différemment au concept du développement durable. Toutefois, certains étudiants se sont montrés très critiques. Ils ont, en effet, une idée arrêtée de l’art qui, selon eux, serait plus pertinent dans le cadre d’une exposition sur le développement durable que comme moyen abstrait de comprendre et d’aborder le sujet. D’après eux, il serait plus efficace de montrer des images de ce qui se passe réellement dans le monde. Cependant, il faut souligner que l’art ne peut pas être utilisé d’une manière fonctionnelle, car cela va à l’encontre de ses concepts fondamentaux. Nous ne cherchions ainsi pas à trouver une relation causale entre l’utilisation de l’art et l’enseignement efficace du développement durable, mais plutôt à explorer différentes façons d’allier réflexion, actions et volonté dans l’enseignement du management.
Que retenir de ces recherches ?
Alors que l’enseignement du management est connu pour son approche fonctionnaliste, il ne faut pas oublier que les étudiants en commerce peuvent être réceptifs à des méthodes d’enseignement alternatives. L’utilisation de peintures peut être une méthode pertinente pour illustrer des sujets relatifs au développement durable, encourager la pensée critique et adopter une approche holistique en stimulant la créativité. L’art peut permettre aux étudiants de faire preuve d’un esprit critique concernant les concepts liés au développement durable abordés en cours, et leur montrer qu’il existe différentes approches et interprétations de ces sujets complexes.
L’enseignement supérieur a un rôle essentiel à jouer dans la sensibilisation des étudiants au développement durable et dans le développement de leurs compétences en matière de développement durable. L’art et les artistes ont la capacité de faire réfléchir de manière critique, de dépasser les limites et de déclencher les émotions qui permettront de changer d’avis sur un sujet donné (le développement durable, par exemple). L’enseignement supérieur ne devrait pas limiter l’accès à l’art aux étudiants dans le domaine artistique, mais justement faire tomber les barrières entre les différentes disciplines. L’art peut être une source d’inspiration pour toutes les disciplines et mérite une place dans tous les programmes d’études, y compris dans les matières considérées comme y étant moins réceptives, telles que le management, l’ingénierie, le droit, etc.
[su_spoiler title=”Méthodologie”]Cet article a été publié dans Economists Talk Art, basé sur Molderez, I. & Ceulemans, K. (2018). The power of art to foster systems thinking, one of the key competencies of education for sustainable development. Journal of Cleaner Production, 186, 758-770. [/su_spoiler]
Une majorité des dirigeants dans le monde considère que le changement climatique est une réalité. Les organisations sont directement concernées par leurs émissions de gaz à effet de serre ou par les dangers que leur exposition aux risques climatique leur fait courir.
La communauté internationale a déjà mis en œuvre des politiques contraignantes pour les entreprises (marchés de permis, taxe carbone…) et le récent Accord de Paris pose des jalons pour une action encore plus poussée. On constate parallèlement une augmentation des initiatives du secteur privé engageant des actions pour le climat. Dans les années à venir, les organisations, comme les individus, vont faire face à de nouveaux enjeux, de nouvelles contraintes liées aux questions climatiques : nouvelles réglementations, nouveaux risques, nouvelles attentes des consommateurs, des employés et des investisseurs…
Conférence avec Gilles LAFFORGUE et Luc ROUGE, Professeurs à TBS, et Mauricio BERMUDEZ NEUBAUER, Principal Director à Accenture (Londres).
[su_pullquote align=”right”]Par Amadou LÔ [/su_pullquote] Ordre ou désordre ? Stabilité ou flexibilité ? Contrôle ou laissez-faire ? Les problématiques liées à la gestion de l’action collective à long terme ont longtemps été présentées dans une logique binaire dont le choix relevait de l’exclusivité. Or, l’élaboration de stratégies compétitives implique, aujourd’hui plus que jamais, une logique adaptée aux dynamiques économiques caractérisées par des tendances qui peuvent paraître contradictoires, au premier abord. Concomitamment, l’évolution des pratiques et des espaces collaboratifs occupent une place importante dans les transformations des modes de travail. Le Fab Lab d’entreprise en est une incarnation qu’il semble intéressant d’analyser.
Qu’est-ce qu’un Fab Lab d’entreprise ?
Récemment, un nouvel espace de travail collaboratif dédié aux activités d’exploration est né : le Fab Lab. Le Fabrication-Laboratory – communément abrégé en Fab Lab – est un atelier dédié à l’innovation et au prototypage rapide. Il s’agit d’un espace de liberté d’aller et de venir, d’échange et de légèreté. L’objet Fab Lab a été développé au sein du Massachusetts Institute of Technology (MIT) par le professeur Neil Gershenfeld dans les années 2000. Il s’agit d’un lieu ouvert à tous, équipé de machines et d’outils allant de simples, comme un fer à souder, à très sophistiqués, comme une imprimante 3D ou une découpeuse laser. Les activités de créativité et de prototypage y prennent forme à travers les interactions d’une communauté active composée d’individus aux compétences diverses. Cette activité se déroule en l’absence de hiérarchie ou d’ordre donné. À l’origine, les Fab Labs sont – en tant que lieux ouverts – des structures libres et indépendantes situées dans des lieux associatifs, d’enseignements ou autres lieux publics et accessibles à tous. Jusque-là, ce type de structure n’existait que sous cette forme. Or, aujourd’hui, de grandes entreprises s’intéressent à ce concept et souhaiteraient l’exploiter au sein de leur structure afin de stimuler l’innovation. Le Fab Lab d’entreprise, en ouvrant les activités exploratoires aux membres des unités d’exploitation, soulève ce défi intéressant : celui de la conciliation entre activités d’exploitation et activités d’exploration au niveau des salariés. Le constructeur automobile français Renault avec qui nous avons travaillé au sein de la Direction de l’innovation a été un pionnier de cette démarche dès 2011.
Le Fab Lab d’entreprise, une opportunité d’explorer pour les salariés
Le Groupe Renault détient un Fab Lab interne qui est un support de la phase amont du processus d’innovation qui est transverse à l’ensemble de l’organisation matricielle de Renault. Ce processus est défini comme le processus régulant l’ensemble des « projets véhicules » à l’aide de jalons précis et d’une distinction formelle dans la distribution des fonctions. Cependant, les membres des unités de ce processus dédiées aux activités d’exploitation déplorent le faible niveau d’accès aux activités d’exploration. Le Fab Lab a alors été développé au sein de Renault dans l’objectif d’apporter de nouvelles opportunités de mener des activités d’exploration à ces salariés, en parallèle de leurs activités habituelles. À travers son lieu, sa charte, son animation et ses machines et outils à commande numérique, le Fab Lab d’entreprise se veut donc être un espace à la fois codifié et à la fois inclusif et permissif. Il a été conçu pour être directement accessible aux salariés, afin qu’individuellement, ils puissent mener des activités d’exploration concomitamment à leurs activités d’exploitation, c’est à dire développer leur ambidextrie individuelle.
Les pratiques favorisant l’ambidextrie des salariés au sein du Fab Lab d’entreprise
Nous avons pu mettre en avant quatre pratiques principales caractérisant ce dispositif et expliquant l’émergence d’une telle dynamique : l’improvisation, la conception innovante, le bricolage et le prototypage rapide.
Nos résultats montrent que le Fab Lab d’entreprise constitue un espace favorable aux activités d’exploration qui accompagne les salariés souhaitant mener des projets innovants en parallèle de leurs activités habituelles d’exploitation. Incarné par un lieu physique favorisant les interactions sociales, il est ouvert à tous et à tous les types d’activités donnant l’opportunité aux salariés de s’organiser li-brement entre leurs activités habituelles d’exploitation et leurs projets d’exploration. A travers cette structure, les salariés bénéficient d’un accompagnement dans leurs activités d’exploration incarnées par les pratiques que nous avons mises en avant – bricolage, improvisation, prototypage et conception innovante. Le Fab Lab constitue alors un support complémentaire à l’activité ordinaire en répondant au manque d’activités d’exploration des salariés. Il constitue ainsi une structure permettant le déve-loppement de l’ambidextrie des salariés.
Conclusion Le Fab Lab interne constitue une opportunité pour les entreprises de s’appuyer sur la révolu-tion numérique afin de faire face et de s’adapter à l’environnement transformant continuellement les marchés et les pratiques d’innovation. Nous l’avons vu, en offrant l’opportunité aux salariés des uni-tés d’exploitation de mener des activités d’exploration, le Fab Lab interne a le rôle d’un outil favo-rable et d’un support à l’émergence de l’ambidextrie des salariés. Il s’incarne dans un lieu d’accueil des activités exploratoires et offre l’opportunité à chaque salarié de gérer soi-même ses activités entre exploitation et exploration, et ainsi de devenir ambidextre.
[su_spoiler title=”Méthodologie”]Le tableau 1 qui suit résume notre méthodologie de collecte et d’analyse de notre recherche. Synthèse du cadre méthodologique de la recherche
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[su_pullquote align=”right”]Par Lambert JERMAN et Alaric BOURGOIN [/su_pullquote] A l’heure où de nombreuses professions s’interrogent sur leur sens profond, tiraillées entre les contraintes économiques et l’automatisation annoncée d’une partie de leurs activités, l’auditeur des grands cabinets du Big Four se révèle précieux pour comprendre ce qui fait le sens du travail d’un professionnel du service aujourd’hui.
De la stature valorisante de l’expert aux difficultés du terrain
Sur le terrain, les auditeurs doivent faire face à un ensemble de difficultés qui contribuent à nuancer la vision idéalisée du professionnel du chiffre. La pratique exige du praticien qu’il résiste, parfois transgresse, les standards du cabinet, s’ajuste continuellement aux contraintes des missions, selon des logiques liées à sa propre subjectivité. Les clients réfractaires au planning surchargé ou le désordre des pièces comptables confrontent l’auditeur à une anxiété permanente sur sa capacité à faire aboutir les missions. La peur de mal faire est omniprésente, puisqu’une erreur non détectée dans les états peut avoir de graves conséquences financières et pénales. Toutes ces facettes du travail de l’auditeur suggèrent que sa construction identitaire n’est pas toujours synonyme de valorisation, d’apaisement, ni porteur d’une harmonie intérieure. Elle s’apparente également à un rapport pressant de l’individu à ses faiblesses, où l’exercice de son activité professionnelle le confronte aux limites de son expertise, à ses échecs et à ses erreurs.
Voici pourquoi nous avons cherché à comprendre les pratiques et les discours par lesquels l’auditeur se construit en « bon » professionnel. Comment les difficultés du terrain déterminent-elles la capacité de l’auditeur à devenir le professionnel attendu ?
Pour répondre à cette question, nous avons mené une enquête ethnographique de six mois dans un grand cabinet d’audit international.
L’identité négative : se construire en « bon » professionnel par l’expérience, la confession et l’administration de ses faiblesses
Nos résultats montrent que la construction identitaire des professionnels se joue dans une mise en tension de l’individu porté à s’ausculter sans complaisance, pour espérer incarner en public l’image idéalisée du professionnel. Notre étude de l’auditeur nous permet de préciser la notion « d’identité négative » au cœur de notre argument. L’identité négative correspond à l’ensemble des pratiques et des discours par lesquels l’auditeur se construit en « bon professionnel » dans un rapport pressant et continu à ses faiblesses. Plus spécifiquement, ces pratiques et discours s’articulent autour de (1) l’expérience, de (2) la confession et de (3) l’administration de ses faiblesses par l’auditeur.
Par l’expérience de ses faiblesses, l’auditeur se livre à une enquête pratique lui permettant de prendre conscience de la distance qui existe entre son image de professionnel du chiffre et la réalité du terrain. L’ambigüité des situations, l’équivoque de la matière, la pression de l’erreur et des clients, l’empêchent de s’en remettre aux seules prescriptions du cabinet pour régler son comportement. Cette prise de conscience, anxiogène, l’oblige à s’interroger sur ses points de vulnérabilité, à prendre des risques, à se mettre dans une « position basse » qui tient compte des exigences et des contraintes des clients. Cette posture fait écho aux observations réalisées dans d’autres professions de services comme celles des consultants , qui doivent composer avec l’anxiété liée à la multiplication d’interventions de court-terme, dans des environnements nouveaux et au contact de clients exigeants.
Par la confession de ses faiblesses, l’auditeur opère un rapprochement entre sa position personnelle vulnérable et l’image plus valorisante du professionnel du chiffre. Cette pratique entretient la tension entre la perception négative de l’individu par lui-même, et les discours plus laudatifs portés par le cabinet. La confession s’apparente d’abord à un exercice d’humilité, par lequel l’auditeur est de nouveau confronté à lui-même dans un effort réflexif. Il doit apprendre à « s’autoévaluer mauvais », c’est-à-dire à extérioriser et à verbaliser ses faiblesses sur une base volontaire dans les dispositifs d’évaluation du cabinet. Ces dispositifs encouragent ensuite la définition « d’axes de progrès » qui opèrent un retournement fondamental. La prise en compte circonstanciée des points faibles de l’individu se transforme en la stabilisation d’un profil professionnel rétribué à sa juste valeur. Toutefois, cette transformation n’est jamais entièrement accomplie car la confession sanctuarise l’imperfectibilité au cœur du professionnalisme.
Enfin, par l’administration de ses faiblesses, l’auditeur opère un travail de rationalisation des enjeux clés du métier et se découvre des appuis relationnels et formels permettant de composer avec les difficultés du terrain. Le retournement opéré par la confession demeurant largement rhétorique et confiné à l’intérieur du cabinet, il ne suffit pas pour que l’individu compose durablement avec ses faiblesses. La vision globale des missions et des enjeux du client, la solidarité d’équipe et le souci formel, lui permettent de faire de nécessité vertu, et d’assimiler les contraintes et les imprécisions du métier, tant sur le plan intellectuel que sur le plan pratique. L’auditeur, empreint de doute car aux prises avec les difficultés du terrain, est ainsi replacé dans le giron de l’identité sociale prestigieuse du professionnel, créant chez l’individu un équilibre temporaire et toujours à renouveler entre ces deux pôles.
Le « bon » professionnel, Sisyphe de l’imperfection
En prenant au sérieux les faiblesses de l’auditeur et ses difficultés sur le terrain, « l’identité négative » réintroduit son identité personnelle derrière l’image balisée et valorisante de l’expert apposant un jugement définitif sur la rectitude des comptes. Nous observons un auditeur vulnérable, aussi inquisiteur de lui-même qu’il peut l’être de son client. Confronté à l’ambiguïté des situations d’intervention, l’auditeur nourrit son professionnalisme de sa capacité à douter de lui-même et d’un regard anxieux sur son aptitude à faire aboutir ses missions. Véritable Sisyphe de l’imperfection, il se présente comme un individu mis en tension entre une expérience parfois douloureuse du métier et l’image valorisante portée par les cabinets. Nos observations permettent de comprendre comment la construction identitaire se joue aussi dans et par la difficulté, plaçant l’individu dans une posture introspective entretenant un doute constant sur sa propre valeur. Par-delà la menace des circonstances économiques ou de l’automatisation annoncée des opérations de vérification, notre étude suggère que l’auditeur doit son succès comme professionnel au caractère adaptable d’une pratique alimentée par un questionnement structurant sur sa propre valeur.
[su_spoiler title=”Méthodologie”]Le premier auteur a lui-même travaillé comme auditeur et consigné ses observations (dans le cabinet et en mission) dans un journal de bord. Cette méthode ethnographique permet aux chercheurs de se situer au plus près des enjeux du terrain et d’acquérir une connaissance indigène des phénomènes observés. Cette méthode est pertinente pour analyser la construction identitaire, qui est expérimentée intimement par les acteurs et donc difficile à verbaliser au cours d’entretiens. Le rôle du second auteur a été crucial pour contrôler les biais d’immersion et trouver un juste équilibre entre la distance professionnelle et l’implication personnelle indispensables à la recherche ethnographique. Référence de l’article complet : JERMAN, L., & BOURGOIN, A. (2018). L’identité négative de l’auditeur. Comptabilité – Contrôle – Audit, 24 (1), 113-142. doi:10.3917/cca.241.0113 [/su_spoiler]
[su_pullquote align=”right”]Par Yuliya SNIHUR [/su_pullquote] Pour imposer un business-model innovant, les start-ups disruptives mettent en œuvre une stratégie s’appuyant sur deux processus complémentaires : une construction du discours engageant les clients et partenaires dans le nouvel écosystème, ce qu’on appelle le cadrage, et une adaptation continue de leur business model pour répondre au mieux aux besoins des clients. Illustration avec le cas de Salesforce versus Siebel dans l’industrie des logiciels pour les entreprises au début des années 2000.
Les cas d’innovations de rupture réussies, où une start-up parvient à transformer radicalement le fonctionnement d’une industrie, restent exceptionnels. Parmi les plus célèbres, on peut citer Amazon avec la distribution de la vente des livres ou Netflix qui a révolutionné l’industrie de distribution des films aux Etats-Unis. Ils se traduisent par la création d’un nouveau business-model qui déplace le centre de gravité de l’écosystème industriel du leader historique vers la start-up et qui finit par créer un nouvel écosystème autour de la start-up. L’innovation de business-model se caractérise par l’introduction de nouvelles sources de création de valeur, l’arrivée de nouveaux clients et partenaires et la mise en place d’une nouvelle organisation, qui concurrencent le business model du leader historique et au fur et à mesure se substituent à lui.
Dévoiler ses intentions d’emblée Jusqu’à présent, les études sur l’innovation disruptive se sont plutôt intéressées à la réaction des entreprises existantes, et beaucoup moins à la manière dont la start-up parvient à imposer son business-model. D’où l’intérêt de comprendre le processus mis en œuvre par le disrupteur, qui au départ dispose de peu de moyens, pour attirer de son côté les clients, les partenaires, les médias et les analystes, et finalement prendre l’avantage sur un concurrent installé et beaucoup plus puissant, jusqu’à dans certains cas le faire disparaître.
C’est ce processus que nous appelons la stratégie du disrupteur, dont l’objectif est de réduire l’incertitude pour engager les consommateurs et les partenaires comme acteurs de la création du nouvel écosystème : dès le départ, afin d’obtenir leur attention et leur soutien, la start-up dévoile ses intentions et ses ambitions par un cadrage, c’est-à-dire une construction efficace de son discours et de sa manière de se présenter ; parallèlement, elle doit adapter son business-model et son produit pour parvenir à la meilleure offre possible pour ses clients et partenaires. La combinaison de ces deux actions crée un cercle vertueux et met le leader historique face à un dilemme : riposter, au risque de légitimer le nouveau business-model, ou ne rien faire, au risque de se laisser dépasser.
Salesforce et l’émergence du cloud L’étude de l’émergence de Salesforce entre 1999 et 2006 face au leader Siebel dans le secteur des logiciels de management de la relation client (CRM) illustre ce concept de stratégie du disrupteur. A l’origine, les éditeurs informatiques (Siebel, SAP) vendaient à leurs clients des logiciels CRM et du matériel coûteux, associés à des prestations de maintenance et de consulting. L’innovation de Salesforce consistait à proposer un nouveau business-model beaucoup moins cher, basé sur le cloud computing, avec des services SaaS accessibles par abonnement. Dans un premier temps, cette offre était destinée à des consommateurs ne faisant pas partie de l’écosystème Siebel. Avant même son lancement, Salesforce s’adresse à l’écosystème en adoptant un discours mettant en avant successivement sa spécificité avec la révolution du « no software », puis son leadership, via des communiqués de presse, des interviews et des actions spectaculaires. Ce cadrage trouve un écho auprès de start-up et de PME qui n’avaient pas les moyens d’investir dans un système trop lourd, auprès de partenaires intéressés par le nouvel écosystème, et auprès des médias et des analystes qui relaient et amplifient le discours de Salesforce et adoptent une position plus critique vis-à-vis de Siebel. Dans le même temps, alors que de nouveaux consommateurs commencent à se porter sur son offre, Salesforce l’améliore continuellement pour arriver aux standards de ce qu’attendent la majorité des consommateurs existants. En combinant ces deux processus de cadrage et d’adaptation du business-model, la start-up commence à séduire en 2 ou 3 ans les clients et partenaires de Siebel.
Face à l’offensive de Salesforce, Siebel ne réagit pas dans un premier temps. L’entreprise reste sur son modèle ancien sans tenir compte des nouveaux besoins créés par l’offre d’un concurrent qu’elle ne perçoit pas encore comme tel, et ne se lance dans le cloud qu’en 2003, avec plus de 3 ans de retard. Un cercle vicieux symétrique au cercle vertueux de Salesforce se met alors en place : réponses inadaptées, critiques de plus en plus nombreuses des médias et des analystes, départ massif des clients et partenaires vers le nouvel écosystème. Au final, en 2006, Salesforce est devenu le leader des fournisseurs de services CRM, tandis que Siebel est racheté par Oracle.
Une situation difficile à anticiper Le cas Salesforce-Siebel est exemplaire de l’installation d’un nouveau business-model. Il met en relief l’importance de ces deux processus complémentaires que sont le cadrage et l’adaptation dans la stratégie du disrupteur. Il s’agit bien sûr d’un cas particulier, mais qui partage des éléments en commun avec d’autres cas de disruption réussies comme ceux d’Amazon ou de Netflix. Il y a pour les entreprises un certain nombre d’enseignements à tirer de ces résultats. Du côté des disrupteurs, l’importance d’agir en même temps sur ces deux leviers, en sachant que la fenêtre temporelle est limitée. Cela signifie qu’ils doivent trouver une manière de se dévoiler clairement, mais sans être trop précis pour ne pas avoir à contraindre son adaptation. Dans son cadrage, Salesforce se présentait comme le leader en affirmant qu’elle offrait la meilleure proposition de valeur et que son service était moins cher, mais sans jamais détailler les points clés du nouveau business-model.
Du côté du leader, il est difficile de savoir comment réagir. Siebel avait des raisons logiques de ne pas répondre à Salesforce sur un marché qui au départ ne l’intéressait pas, il est très compliqué de prédire si une start-up sera disruptive avec succès ou non. La problématique est que Salesforce a gagné un avantage compétitif en apprenant plus vite que Siebel. Siebel ne s’est pas posé les bonnes questions pendant plusieures années, et les besoins des start-up clientes de Salesforce étaient en avance par rapport aux besoins de ses propres clients. Quand l’entreprise a réagi, son cloud n’était pas aussi performant que celui de Salesforce, malgré un budget R&D et des moyens humains beaucoup plus importants. Pour éviter cela, les entreprises existantes doivent donc développer une vision stratégique, une compréhension de ce qui se passe dans leur environnement pour essayer d’apprendre plus vite que les start-ups et être à l’écoute du marché de demain. Mais il est très difficile pour une entreprise de se dire que ses clients auront besoin dans dix ans de prestations complètement différentes de celles qu’elle leur propose aujourd’hui.
[su_spoiler title=”Méthodologie”]Cet article est une synthèse de la publication « An Ecosystem-Level Process Model of Business Model Disruption: The Disruptor’s Gambit », parue dans le Journal of Management Studies. Il présente les résultats d’une étude longitudinale réalisée par Yuliya Snihur (Toulouse Business School), Llewellyn D.W. Thomas (Imperial College London, Universitat Ramon Llull) et Robert A. Burgelman (Stanford School of Graduate Business), à partir du cas exemplaire de Salesforce et Siebel, combinant approche théorique et analyse d’une base documentaire des données historiques. [/su_spoiler]
[su_pullquote align=”right”]Par Michaël Laviolette[/su_pullquote]
Les exemples d’entrepreneurs et leurs récits de réussite foisonnent quotidiennement dans les médias. Ils nous sont souvent présentés comme des personnages héroïques dont les prouesses conduisent à une issue souvent favorable et plus rarement défavorable.
Ces entrepreneurs sont ainsi exposés tels des modèles exerçant des rôles exemplaires selon le concept développé par Albert Bandura, psychosociologue et théoricien de l’apprentissage social.
En entrepreneuriat, l’impact des modèles de rôle est important car l’exemplarité joue sur le potentiel et l’intention d’entreprendre. Nombreux sont ceux ou celles qui expliquent leur décision d’entreprendre par l’observation ou l’influence d’une personne modèle. Il s’agit généralement d’un proche (ami, parent, etc.). Ce sont des modèles de rôles réels. Mais qu’en est-il des modèles symboliques ? C’est-à-dire des personnes que nous ne côtoyons pas mais auxquelles on peut s’identifier lors de leurs témoignages
Pour les étudiants, il peut s’agir du témoignage de Mark Zuckerberg, un ancien de Harvard, témoignant dans la presse, ou d’un ancien étudiant d’une grande école désormais entrepreneur communiquant en conférence. Comment ces modèles symboliques influencent-ils l’intention d’entreprendre de nos étudiants selon que leurs récits sont des réussites ou des échecs ? Quels impacts ont-ils selon certaines caractéristiques des personnes exposées (sexe, expérience, etc.) ?
Nous traitons ces questions dans le contexte éducatif car les enseignants utilisent beaucoup ces modèles de rôles sous la forme de témoignages, de citations ou de mini-cas. Alors que l’enseignement de l’entrepreneuriat devient expérientiel, ces modèles sont utilisés comme des prescriptions indiquant un chemin à suivre ou ne pas suivre pour entreprendre. Ces tactiques persuasives des professeurs sont-elles efficaces ? Qu’en est-il de leur impact sur l’auto-efficacité des étudiants et leur intention d’entreprendre ? Autrement dit, intéressons-nous à ceux qui regardent le modèle plutôt que le modèle en soi.
Plusieurs expérimentations ont été menées auprès de 276 étudiants en grande école de commerce. Certains étudiants ont été tantôt exposés à des témoignages de réussite ou d’échecs d’anciens étudiants ayant entrepris. Par ailleurs, d’autres groupes ont reçu à la fois ces témoignages avec un autre message d’encouragement des enseignants. En accord avec la littérature, nous avons testé plusieurs hypothèses principales et secondaires de cette chaîne causale allant de l’attitude des étudiants à l’égard du message des modèles de rôle à leur intention d’entreprendre.
Nos résultats ont été publiés dans 3 articles au Journal of Entrepreneurial Behaviour and Research, à la Revue Internationale PME et au Journal of Enterprising Culture.
Le premier article révèle que les modèles symboliques d’entrepreneurs qu’ils soient de réussite ou d’échec impactent significativement l’intention d’entreprendre des étudiants. Plus les étudiants ont une attitude favorable à l’égard du message, plus ils sont affectés ou émus par ces discours. Cet « éveil émotionnel » renforce la perception qu’ils ont de leur capacité à entreprendre (« auto-efficacité entrepreneuriale ») et ultimement leur intention d’entreprendre. Nous validons donc l’hypothèse centrale de l’impact de ces modèles symboliques. Dans le cas des messages positifs, ils augmentent l’intention d’entreprendre alors que les messages négatifs l’atténuent.
Cependant ces effets sont différents selon le sexe du récepteur. Les hommes sont davantage influencés par les modèles de réussite que les femmes. Alors que ces dernières sont plus influencées par les modèles négatifs. Cette différence s’explique par les normes sociales exemplifiant l’entrepreneuriat comme une activité éminemment masculine. De fait, les hommes s’identifient plus facilement à un modèle de réussite. Cette comparaison ascendante et valorisante est plus aisée pour eux. Quant aux femmes, elles s’identifient plus difficilement aux femmes entrepreneurs et elles sont plus affectées par un témoignage d’échec. La comparaison descendante et dévalorisante est malheureusement plus facile.
L’observation de différences selon le sexe des récepteurs nous conduit à envisager deux tactiques de communication persuasive en classe. Face à des étudiants, il est important d’exposer tant les modèles de réussite que ceux d’échec afin de ne pas trop idéaliser l’entrepreneuriat. Face à des étudiantes, il faut privilégier les modèles positifs au détriment des modèles négatifs. Par souci de réalisme, ces derniers ne sont pas à proscrire mais l’enseignant devrait jouer un rôle modérateur pour éviter que ces modèles d’échec ne soient trop décourageants.
Le deuxième article s’intéresse plus particulièrement au rôle d’encouragement des enseignants lors de la réception de ces témoignages de réussites ou d’échec par les étudiants. En plus du message des entrepreneurs, nous avons exposé nos étudiants à un deuxième message d’encouragement du professeur reformulant les discours afin d’en renforcer les effets.
Nous pensions que cette tactique persuasive augmenterait l’impact du message initial s’il était positif ou qu’il atténuerait son impact s’il était négatif. Cependant, les résultats démontrent que l’encouragement décourage plutôt que d’encourager alors que son contenu est identique selon que ce soit des récepteurs hommes ou femmes. Une analyse plus fine des résultats montre néanmoins des différences intéressantes selon le sexe du l’étudiant recevant le message.
Bien qu’on ne puisse pas négliger un effet de distraction avec ce deuxième message, la principale explication est à trouver dans la théorie de la réactance de Brehm. Lorsqu’un étudiant est exposé au message d’un individu auquel il s’identifie (un ancien), il est libre de lui attribuer la valeur qu’il souhaite. En revanche, lorsqu’un professeur intervient dans cette relation pour le persuader davantage, il réduit sa liberté d’interprétation. De fait, les étudiants peuvent rétablir leur autonomie en s’opposant à ses propos.
Toutefois, la réactance est plus forte chez les hommes que chez les femmes. Cette différence s’explique aussi par les normes sociales érigeant l’entrepreneuriat en une activité foncièrement masculine. Encouragés par ces normes, les hommes peuvent exprimer une opinion contraire à celle du professeur pour exprimer leur libre arbitre même si au fond ils pensent la même chose. Quant aux femmes, l’encouragement du professeur est recherché pour les conforter dans leur opinion et obtenir un assentiment social. De fait, notre recherche démontre que l’encouragement des professeurs est plus bénéfique dans le cas de l’exposition des étudiantes à des modèles de rôles féminins.
Nos articles démontrent également que pour comprendre l’impact des modèles de rôle, les caractéristiques des récepteurs (sexe en l’occurrence) sont importantes. Ainsi, notre troisième article s’intéresse aux effets modérateurs des caractéristiques des récepteurs que sont l’estime de soi, le lieu de contrôle et l’expérience antérieure. L’estime de soi renvoi à l’image positive ou négative que l’on a de soi. Le lieu de contrôle est notre sentiment que les évènements relèvent plutôt de notre contrôle ou pas. L’expérience antérieure est l’expérience passée qu’ont les étudiants en entrepreneuriat.
Nos résultats démontrent que plus l’estime de soi, le lieu de contrôle interne et l’expérience antérieure sont élevés, moins le récepteur est impacté par le message. En effet les étudiants ayant une forte estime de soi et une croyance en leur capacité à maîtriser ce qui leur arrive, sont naturellement moins influencés par les modèles externes. Autrement dit, ils s’appuient davantage sur leurs propres ressources pour croire en leur capacité à entreprendre et finalement décider de créer.
A l’inverse les étudiants ayant une faible estime d’eux-mêmes, un faible lieu de contrôle interne et une faible expérience sont plus influencés par les modèles externes. De fait, ce ces étudiants ont davantage besoin d’aller chercher une validation externe pour compenser la faiblesse de leur croyance en leur capacité propre à entreprendre. Ces résultats complètent nos analyses en montrant qu’il est aussi important d’analyser le profil des récepteurs afin de mieux comprendre l’impact des messages.
Que conclure de nos études sur la relation entre modèles de rôle et intention d’entreprendre dans le contexte éducatif ? Tout d’abord, elles valident l’importance de ces modèles sur la capacité et l’intention d’entreprendre des étudiants même s’ils ne sont que symboliques. Elles soulignent aussi que la variété des modèles, à la fois d’échec et de réussite, est cruciale pour donner des représentations plus crédibles auprès du public d’étudiants. Cependant, ces modèles de rôle n’impactent pas de la même manière les hommes et les femmes.
Compte tenu de la prédominance des modèles masculins en entrepreneuriat, il est important de tempérer l’impact de ces modèles par des tactiques d’encouragement par le professeur en particulier pour les étudiantes. Néanmoins, il est à noter que cet encouragement n’est pas efficace sur les hommes souvent plus confiants en leur propre capacité à entreprendre. Enfin, globalement, ces modèles ont un impact plus fort auprès d’étudiants doutant de leur capacité à entreprendre de par leur faible estime de soi, faible lieu de contrôle interne et faible expérience.
En définitive, cette recherche confirme qu’un modèle unique de réussite entrepreneurial n’est pas le plus efficace pour tous les publics. Il faut une pluralité des modèles pour persuader une audience diversifiée. La beauté est dans l’œil de celui qui regarde comme nous l’avait rappelé Oscar Wilde. Regardons à la fois le modèle mais surtout celle ou celui qui le regarde.
[su_spoiler title=”Méthode”]Cet article synthétise nos travaux sur l’influence des modèles de rôle sur l’intention d’entreprendre des étudiants. Ils ont été co-réalisés avec Olivier Brunel, Maître de Conférences et HDR en Marketing à L’IAE de Lyon – Ecole Universitaire de Management et Miruna Radu-Lefebvre, Professeur et HDR en Entrepreneuriat et titulaire de la chaire Entreprise Familiale et Société à Audencia Business School, Nantes.[/su_spoiler]
[su_pullquote align=”right”]Par Gregory Voss et Kimberly Houser[/su_pullquote] La débâcle du Cambridge Analytica et l’audience du Sénat américain qui a suivi ont révélé sans équivoque qu’aux États-Unis, les lois relatives à la protection des données personnelles ne sont pas appropriées. Malgré leurs grands discours, les sénateurs ont fait preuve d’un manque de compréhension, non seulement du fonctionnement de l’économie des données, mais également des lois de leur propre pays.
Lorsque le Règlement général sur la protection des données en Europe (RGPD) est entré en vigueur le 25 mai 2018, les inégalités entre les lois européennes et américaines sont devenues assez évidentes. Dans notre document de travail intitulé « RGPD : la fin de Google et Facebook ou un nouveau paradigme dans la protection des données personnelles ? », à paraître dans l’édition d’automne du Richmond Journal of Law and Technology, nous étudions ces différences en termes d’idéologie, de mesures d’application, ainsi que les lois elles-mêmes.
Le modèle économique américain relatif à la technologie consiste à fournir des services gratuits en échange des données personnelles d’un utilisateur. Cela est cohérent avec la loi américaine de protection des données personnelles, qui est spécifique à chaque secteur. En effet, seul un certain type de données – médicales et financières, par exemple – est protégé, mais seulement dans la limite prévue par la loi applicable. Aux États-Unis, il n’existe pas de loi fédérale omnibus sur la protection des données dans le secteur privé. Bien que la Federal Trade Commission (FTC) soit l’autorité de facto en matière de protection des données aux États-Unis, ses antécédents en matière de mesures d’application de la loi contre les entreprises américaines de technologie sont plutôt limités. Historiquement, la FTC n’a pris des mesures que lorsqu’une entreprise ne respectait pas la politique de protection des données personnelles qu’elle a fournie, en vertu de l’Article 5 de la loi de la FTC concernant les « pratiques trompeuses et déloyales ».
Le modèle européen de protection des données personnelles est basé sur la fondation des droits de l’Homme et considère comme fondamentales la vie privée ainsi que la protection des données. Sous le prédécesseur du RGPD (la Directive de 1995), de nombreuses mesures ont été prises contre les entreprises américaines de technologie pour cause de violation des lois des États membres de l’Union européenne. Malgré ces nombreuses mesures d’application de la loi réussies, ces entreprises américaines de technologie n’ont pas changé de façon significative leur modèle économique par rapport aux données obtenues de l’UE, en raison de la faiblesse du plafond des amendes prévues par les législations nationales (par exemple, 150 000 € en France pour une entreprise évaluée à 500 milliards d’euros).
L’idéologie américaine qui sous-tend la protection des données personnelles est l’équilibre entre la capacité d’une entité à monétiser les données qu’elle collecte (encourageant ainsi l’innovation) et les attentes des utilisateurs en matière de vie privée (ces attentes étant visiblement faibles aux États-Unis). Dans l’UE, l’accent est mis sur la protection des données personnelles des utilisateurs. Le cas de Google Espagne illustre parfaitement cette dichotomie. Un citoyen espagnol a voulu faire retirer de Google certaines informations le concernant, comme le permet la loi en vigueur dans l’Union européenne. Google s’y est opposé et a saisi le tribunal. Étaient opposés la liberté d’expression (d’une importance capitale aux États-Unis) ainsi que le droit de Google à revendiquer les informations du public, et le droit européen à la vie privée et à l’oubli, invoqué par le plaignant européen. La Cour de justice européenne a jugé que l’équilibre des intérêts a penché en faveur du plaignant.
Comme expliqué dans notre publication, les lois fédérales des États-Unis sont spécifiques à chaque secteur, les principaux domaines étant couverts par la loi américaine de l’assurance maladie (Health Insurance Portability and Accountability Act) (informations relatives aux soins de santé), la loi Gramm-Leach-Bliley (Gramm-Leach-Bliley Act) (informations financières), la loi « Fair Credit Reporting Act » (informations relatives au crédit) et la loi visant à protéger la vie privée des enfants sur Internet (Children’s Online Privacy Protection Act) (informations sur les enfants). En outre, les États ont également adopté diverses lois relatives à la sécurité des données, exigeant la notification des atteintes à la protection des données.
D’un autre côté, l’approche européenne a toujours été plus large. Par exemple, pour atteindre ses objectifs, la Directive de 1995 stipule que chaque État membre de l’Union européenne est dans l’obligation d’adopter des lois exhaustives relatives à la protection de la vie privée. Même si l’adoption d’une directive était synonyme, pour les États membres, de flexibilité quant à la création de leur propre loi sur la protection de la vie privée, en 2012, la Commission européenne a décrété que la loi devait être mise à jour. Le RGPD a été promulgué pour : assurer l’harmonisation entre les lois des États membres, intégrer des avancées en matière de technologie, débarrasser les entreprises des charges administratives liées aux demandes d’enregistrement et, comme nous l’indiquons dans notre publication, uniformiser les règles du jeu pour les entreprises de technologie utilisant les données personnelles de celles situées en Europe.
Étant donné que les entreprises américaines ont pu monétiser leurs données avec peu de restrictions ou de conséquences, elles se sont imposées dans le domaine de la technologie, avec une part de marché de 80 % pour Facebook, et de 90 % pour Google. Toutefois, les règlementations ont été mises à jour conformément aux données de l’Union européenne. Le RGPD exige, entre autres, un consentement vérifiable et préalable à l’utilisation des données de l’utilisateur ainsi qu’un consentement pour toute utilisation secondaire. Il n’existe pas d’exigence similaire aux États-Unis : les entreprises opérant sous la loi américaine reposent essentiellement sur un mécanisme de retrait et n’ont pas l’obligation de révéler les utilisations secondaires des données. Le RGPD prévoit également un droit à l’oubli, un droit à la portabilité des données personnelles, la possibilité de refuser le traitement automatique des données (profilage), et exige que le traitement des données ait lieu sur une base légale. Aucun de ces droits ne sont accordés aux citoyens des États-Unis sous les lois fédérales américaines en vigueur.
Le RGPD ayant une portée extraterritoriale, la loi sera appliquée si l’entreprise, peu importe où elle est située, collecte et traite les données personnelles de celles situées en Europe, et lorsque le traitement concerne l’offre de biens ou de services (payants ou « gratuits ») aux personnes concernées, ou le contrôle de leur comportement, dans la mesure où celui-ci a lieu au sein de l’UE. Cela soulève la question suivante : le RGPD sera-t-il synonyme de la mort de Google et Facebook ou présentera-t-il un nouveau paradigme dans la protection des données personnelles ? Le temps nous le dira. Toutefois, étant donné que, sous le RGPD, les amendes pourraient passer de plus de 100 000 euros à plus d’un milliard d’euros, il semblerait que le modèle économique américain (les données pour le service) doive s’adapter, au moins en ce qui concerne les données de l’UE.
Cet article a été publiée dans Oxford Business Law Blog.
[su_pullquote align=”right”]Par Camilla BARBAROSSA[/su_pullquote] Ces dernières années, les débats internationaux en matière de politique environnementale ont tendance à désigner de plus en plus la consommation des ménages dans les pays industrialisés comme l’un des principaux facteurs à l’origine des problèmes environnementaux. Dans la plupart des pays, elle représente plus de 60% de tous les impacts environnementaux sur l’ensemble du cycle de vie des produits.
Dans ce contexte, la question de l’utilisation de produits respectueux de l’environnement en vue de réduire l’empreinte écologique des consommateurs a été récemment débattue, en particulier à propos des produits achetés régulièrement, tels que les produits en papier tissu écoresponsables, les détergents biodégradables et les alternatives aux produits suremballés et aux produits en plastique.
Les responsables politiques et les organisations non gouvernementales ont élaboré des politiques (par ex., le plan d’action de l’UE) et des campagnes de sensibilisation au comportement pro-environnemental (par ex., la campagne du WWF « Don’t Flush Tiger Forests ») visant à promouvoir l’achat de produits alternatifs respectueux de l’environnement. Toutefois, la part de marché actuelle des produits écologiques demeure relativement faible.
Afin d’améliorer l’efficacité des politiques et des campagnes de marketing social et d’encourager la diffusion de produits écoresponsables sur le marché, il convient de définir deux objectifs spécifiques : premièrement, mieux connaître les facteurs qui incitent les consommateurs à acheter des produits écologiques, et les facteurs qui les freinent et, deuxièmement, évaluer si ces facteurs peuvent varier d’un segment de consommateurs à l’autre. Ces connaissances sont essentielles pour élaborer des politiques et des stratégies de marketing plus efficaces et adaptées aux différents segments de la population, variant en fonction de caractéristiques spécifiques (par ex., engagement environnemental).
L’étude Une récente étude que j’ai réalisée avec Patrick De Pelsmacker de l’université d’Anvers, traite cette problématique. Premièrement, nous avons développé un modèle visant à déterminer quels sont les facteurs qui incitent les consommateurs à acheter des produits écologiques et quels sont ceux qui freinent les achats écoresponsables. Deuxièmement, nous avons comparé ce modèle entre deux segments de consommateurs : les consommateurs «green » (qui ont déjà des comportements pro-environnementaux – comme le recyclage, la réduction des déchets ménagers – pour des raisons écologiques) par opposition aux consommateurs « non green » (c’est-à-dire qui ne sont pas engagés dans des comportements pro-environnementaux).
L’étude a porté sur 926 répondants adultes qui ont l’habitude de faire les courses pour le foyer. Plus précisément, l’échantillon était composé de 453 consommateurs « green » et de 473 « non greens ». Tous les répondants ont complété un questionnaire avec une série de questions destinées à évaluer dans quelle mesure certains facteurs peuvent influencer positivement ou négativement leur décision d’acheter des produits écologiques. Ils ont également répondu à des questions sur leur intention d’achat de produits respectueux de l’environnement et sur leur comportement en matière d’achat écoresponsable.
Résultats et implications Les résultats de notre enquête révèlent des différences notables dans la volonté d’acheter des produits écologiques entre les consommateurs « green » et les consommateurs « non green ». Conformément aux attentes, les consommateurs « green » sont plus enclins à acheter des produits écologiques que les consommateurs « non green ».
En outre, nos résultats indiquent que les deux groupes de consommateurs sont influencés par différents facteurs dans les achats de produits alternatifs respectueux de l’environnement. Par exemple, les consommateurs « green » peuvent vouloir acheter des produits écologiques parce qu’ils désirent produire une impression favorable d’eux-mêmes sur les autres personnes concernées. Ce n’est pas le cas de consommateurs « non green ». Les consommateurs « green » semblent préoccupés par l’impact de leurs choix de consommation sur l’environnement naturel, ce qui les pousse à opter pour des alternatives respectueuses de l’environnement. En revanche, les consommateurs « non green » sont moins portés à tenir compte de l’empreinte de leurs actions individuelles lorsqu’ils font les courses.
Tant les consommateurs « green » que les « non green » pensent qu’une consommation éco-responsable est chronophage, financièrement désavantageuse et stressante. Cependant, la perception négative des inconvénients personnels liés à l’achat de produits écologiques se traduit différemment entre les deux groupes de consommateurs. D’une part, elle contribue à renforcer la réticence des consommateurs « non green » à adopter des alternatives écologiques. D’autre part, elle est principalement observée chez les consommateurs « green » à l’intérieur du point de vente (par exemple, en raison du fait que les produits écologiques ne sont pas toujours disponibles ou de leur choix restreint), d’où la fréquente incohérence de ces consommateurs entre leurs intentions (éco-responsable ) déclarées et leur comportement d’achat réel (pas toujours éco-responsable ).
Les spécialistes du marketing, les responsables politiques et les entreprises peuvent utiliser les résultats de notre étude pour favoriser la consommation de produits écologiques en élaborant des programmes de communication spécialement conçus pour les consommateurs « green » et « non green ». Par exemple, l’argument de l’impact environnemental de l’achat et de la consommation de produits n’est pertinent que pour les consommateurs « green », alors qu’il devrait être ignoré pour les consommateurs « non green ». Pour les consommateurs « green », les entreprises peuvent développer des partenariats avec des organisations favorables à la cause de l’environnement (comme Kimberly Clark et WWF l’ont fait) en vue de s’adresser aux membres verts actifs avec des campagnes de marketing sur mesure. Cette communication devrait se focaliser sur la quantité de ressources naturelles que les consommateurs peuvent économiser en achetant des alternatives écologiques. À titre d’exemple, Small Steps a développé un outil (Tree Calculator) pour calculer le nombre d’arbres et la quantité de CO2 et d’eau qu’un individu ou une famille peut économiser en achetant un ou plusieurs paquets de produits en papier tissu respectueux de l’environnement.
Par ailleurs, la perception qu’ont les consommateurs des inconvénients liés à l’achat de produits écoresponsables, réduit l’intention et le comportement d’achat de produits écologiques tant chez les consommateurs « green » que chez les « non green ». S’il n’est pas remédié aux défaillances du marché, les consommateurs « green » et « non green » ne pourront pas acheter de manière responsable. Par conséquent, une série d’initiatives de politique publique devrait se concentrer sur les « politiques économiques » et viser par exemple à obtenir les bons prix ou à utiliser des instruments fiscaux pour tenir compte des impacts environnementaux et autres externalités qui ne se reflètent pas dans les prix du marché. En outre, et plus important encore, lorsqu’ils ciblent les consommateurs « non green », les spécialistes du marketing devraient chercher à accroître leurs intentions d’achats écoresponsables en réduisant leur perception de ces produits comme des substituts peu efficaces des produits conventionnels. Par contre, lorsqu’elles ciblent les consommateurs « green », les entreprises devraient améliorer la perception par les consommateurs de l’accessibilité et de la sensibilisation aux produits écologiques à l’intérieur du magasin. À cet égard, la technologie des smartphones (par ex. via l’application GoodGuide) peut fournir aux consommateurs « green » des informations en temps réel – lorsqu’ils font leurs courses – sur la présence de tels produits à l’intérieur du magasin.
En conclusion, la diffusion de produits respectueux de l’environnement sur le marché dépend dans une large mesure de leur acceptation par les consommateurs. Différents segments de consommateurs peuvent être encouragés à privilégier des alternatives écologiques pour différentes raisons. Notre étude a visé à étendre les connaissances sur les variations de ces motivations entre deux segments de consommateurs : les consommateurs « éco-responsable » et « non éco-responsable » . Ces connaissances sont indispensables pour élaborer des stratégies de communication sur mesure – par opposition à des stratégies de communication normalisées – lorsqu’on cible un groupe de consommateurs en particulier ou différents groupes simultanément.
Cet article a été publié à l’origine dans le Journal of Business Ethics (2016)
[su_pullquote align=”right”]Par Victor DOS SANTOS et Najoua TAHRI[/su_pullquote] La promotion de l’innovation comme moteur clé de la croissance économique n’est pas un concept nouveau. Mais, la France, avec le reste de l’Europe, continue de faire face à des défis importants pour stimuler l’innovation dans son économie et maintenir son avantage concurrentiel.
Dans une étude sur les facteurs décourageant l’innovation dans les entreprises françaises, nous constatons que les obstacles les plus importants sont d’ordre financier ou liés au marché, et non technologiques. Les contraintes financières, le manque de personnel qualifié et la perception de l’inutilité de l’innovation sont quelques-uns des principaux facteurs à l’origine de ce retard en matière d’innovation. De façon surprenante, très peu d’entreprises ont mentionné des obstacles technologiques, et le même constat a été fait dans d’autres parties du monde.
La bonne combinaison de compétences
En y regardant de plus près, nous constatons que bon nombre des obstacles peuvent être attribués à une pénurie de managers possédant les compétences pertinentes. Diverses études sur l’innovation soulignent que la réussite en matière d’innovation implique de combiner de manière efficace des compétences de nature différente, tant techniques que commerciales. Mais les managers présentant les deux types de compétences sont rares, surtout en France. Et l’absence de managers polyvalents peut donner lieu à des approches divergentes entre les responsables techniques soucieux des performances technologiques et les responsables commerciaux focalisés sur les évolutions du marché. Cela peut entraîner une mauvaise communication et un échec de la coopération, et entraver le processus d’innovation.
À cela s’ajoute la culture prédominante de l’innovation fondée sur une stratégie technology push en France, autrement dit, les processus d’innovation sont pilotés par la R&D dans les nouvelles technologies mais sont pénalisés par une mauvaise compréhension du marché. Cela tend non seulement à renforcer les obstacles à l’innovation au niveau du marché mais également à générer des contraintes financières. Au final, des ressources considérables doivent être injectées, prolongeant la phase R&D et favorisant la confusion entre invention, innovation et innovation réussie, comme l’illustre parfaitement l’exemple du Concorde. À ce jour la question de savoir si l’avion de ligne supersonique a été une innovation réussie, fait toujours débat. Pour certains, les avancées technologiques liées à cet appareil sont telles qu’elles éclipsent la vente de seulement 14 appareils à deux clients. En bref, les entreprises sont peu enclines à innover parce que l’innovation, selon leur point de vue, exige des ressources considérables pour couvrir les coûts excessifs de l’invention.
Impact des soutiens publics
En Europe et notamment en France, les institutions publiques sont obsédées par le progrès technologique, laissant peu de place aux compétences commerciales dans le processus d’innovation. Les inventions et les technologies discontinues sont privilégiées, mais s’avèrent souvent en décalage avec la dynamique du marché et très coûteuses. Trop souvent, les programmes de financement public, par exemple dans le secteur aérospatial, poussent les entreprises à réaliser des projets qui ne sont pas toujours économiquement viables. Ainsi, celles-ci ont tendance à orienter leur stratégie en fonction des objectifs technologiques, au détriment des objectifs du marché, déterminants pour anticiper le retour sur investissement.
Facteurs contextuels
L’examen des obstacles ventilés par secteur d’activité révèle que l’industrie aérospatiale fait face aux obstacles les plus importants, suivie de l’industrie manufacturière et des services. On pouvait s’y attendre car les entreprises aérospatiales sont plus susceptibles d’innover, de faire face à des coûts de production élevés et de dépendre fortement de l’investissement public. À l’opposé, les entreprises du secteur des services sont celles qui rencontrent le moins d’obstacles. Le développement de produits innovants est rare dans le secteur des services, caractérisé par la réalisation de produits intangibles, qui sont par ailleurs facilement imitables par les entreprises concurrentes, ce qui pose un sérieux problème pour convaincre les investisseurs de financer de nouvelles entreprises. Les entreprises axées sur les services ont donc tendance à adopter une stratégie orientée demande (market pull) qui met l’accent sur les innovations continues, en améliorant ou modernisant légèrement l’offre de services, moyennant des coûts relativement moins élevés. Il n’est donc pas étonnant que les entreprises de ce secteur soient les moins affectées par les obstacles à l’innovation.
Surmonter les obstacles à l’innovation
Pour commencer, les entreprises devraient tenir compte des études de marché dans leurs processus d’innovation. C’est plus facile à dire qu’à faire, car les managers techniques doivent parfois s’affranchir de certains réflexes – du type « si vous ne savez pas comment fabriquer un produit, vous ne saurez pas comment le vendre ». Ils doivent reconnaître l’importance d’intégrer la perspective du marché dans le processus d’innovation. Afin de remédier à la pénurie de managers avec des compétences à la fois techniques et commerciales, les entreprises pourraient proposer une formation en cours d’emploi axée sur les compétences déficientes (par ex. en offrant la possibilité aux managers techniques de préparer un diplôme en gestion des affaires). De surcroît, pour s’attaquer aux causes profondes du problème, les établissements d’enseignement supérieur délivrant des diplômes scientifiques devraient intégrer un solide volet de sciences sociales dans leurs programmes. Cela permettrait d’introduire une dimension commerciale dans le processus d’innovation, mais aussi de contribuer à résoudre les problèmes de communication entre les équipes techniques et commerciales et d’ajouter de la légitimité aux analyses marketing.
Toutefois, cela ne doit pas dispenser les managers commerciaux de s’impliquer directement dans le processus d’innovation. Idéalement, les entreprises devraient aller encore plus loin et mettre en place une unité de veille commerciale chargée de fournir des informations sur l’évolution du marché et de travailler côte à côte et de manière complémentaire avec l’équipe de veille technologique . Le poids accordé aux compétences commerciales dans le processus d’innovation varie généralement en fonction des caractéristiques du secteur d’activité.
Un changement fondamental devra également venir des institutions publiques qui doivent réorienter leur financement pour soutenir les innovations réussies plutôt que la réalisation d’inventions, et permettre aux entreprises de se concentrer sur les innovations continues, ce qui est naturel pour la plupart d’entre elles. En accordant la priorité aux processus d’innovation descendants, tels que la commercialisation de l’innovation, les entreprises seront confrontées à moins d’obstacles liés au marché et verront une baisse des coûts d’innovation. À cette fin, les institutions publiques doivent laisser plus de place aux entreprises dans la définition des orientations stratégiques des politiques de soutien public. L’innovation est un outil puissant qui permet aux entreprises d’assurer leur pérennité à long terme. Sans innovation, il est extrêmement difficile de s’adapter à un environnement en mutation. Le taux d’échec des nouveaux produits est certes élevé, mais il est impossible d’innover sans échec. En résumé, une innovation réussie exige non seulement un changement de l’état d’esprit et de la culture des entreprises en matière d’innovation, mais aussi des changements dans le cadre institutionnel public afin qu’il devienne plus favorable à l’innovation continue. Les entreprises, les organismes gouvernementaux et les établissements d’enseignement supérieur ont tous un rôle à jouer pour surmonter les obstacles à l’innovation et créer un environnement propice à l’innovation.
Cet article est inspiré de l’étude intitulée « Les obstacles à l’innovation en France : analyse et recommandations », corédigée par Victor Dos Santos Paulino et Najoua Tahri, et publiée dans la revue Management & Avenir, 2014/3, no. 69, p. 70 – 88, consultable ici
[su_spoiler title=”Méthodologie”]L’étude, réalisée en 2014, est basée sur les résultats de la Quatrième enquête communautaire sur l’innovation (ECI 4) menée en France entre 2002 et 2004 et publiée par Eurostat. Il a été demandé aux 175 533 entreprises qui ont participé à l’enquête en France, si elles avaient rencontré l’un des 11 obstacles à l’innovation étudiés. Pour les besoins de notre étude, nous avons regroupé les obstacles en quatre catégories : obstacles de connaissance, obstacles de marché, obstacles financiers et obstacles externes et nous avons analysé les obstacles en fonction de la nature de l’entreprise et par secteur d’activité (secteur manufacturier, services et industrie aérospatiale, ce dernier représentant un secteur clé en France). [/su_spoiler]