[su_pullquote align=”right”]Par Wadid Lamine [/su_pullquote]
Quelle dynamique sous-tend la formation du réseau du jeune entrepreneur ? Réseau dont dépend le succès de son projet. C’est un processus évolutif qui s’appuie sur ses compétences relationnelles et sur la mobilisation d’objets matériels comme les prototypes, plans d’affaires, présentations, etc. Sa persévérance et l’association des dimensions humaine et matérielle du projet sont essentielles. Pour le démontrer, appuyons-nous sur la théorie de « l’acteur-réseau ».
Le succès des start-ups dépend bien sûr des structures et des mesures d’accompagnement (les incubateurs notamment) d’ailleurs très prisées des entrepreneurs. Mais il relève aussi de la manière dont le porteur de projet interagit avec son environnement dans le temps. En fait, la création d’entreprise innovante suit un processus plus complexe qu’il n’y parait. La théorie de l’acteur-réseau permet de décrire dans toute sa dynamique cette situation complexe et changeante.
Cette théorie de l’acteur-réseau a été élaborée dans les années 1980 par Madeleine Akrich, Michel Callon, Bruno Latour et d’autres sociologues de Mines Paris Tech.). Selon cette approche, la réussite d’une innovation n’est pas seulement liée au génie d’un individu et à la valeur intrinsèque du produit ou du service proposé. Elle est également le résultat des interactions entre une association d’acteurs humains et non humains (comme par exemple les vidéos et les prototypes) et le couple individu/projet. Tout acteur est un réseau à lui tout seul. Si un élément du réseau évolue, c’est tout le réseau qui en subit les effets.
La théorie de l’acteur-réseau permet d’étudier la dynamique du système entrepreneurial en accordant la même importance à ses deux dimensions : la dimension matérielle – le projet – et la dimension sociale – l’individu. Selon cette théorie, toute distinction entre faits de nature (Coquilles Saint-Jacques) et faits de société (Marins pêcheurs dans la Baie de Saint-Brieuc) doit être supprimée. Ajoutons que l’exploration du rôle de l’objet non humain durant les premières phases du processus est à prendre en compte. Les éléments présentés par les porteurs de projet (rapports, prototypes, plans d’affaires…) permettent d’en prouver la faisabilité et de tisser de nouveaux liens ou de les renforcer. C’est d’autant plus vrai pour les créateurs d’entreprises innovantes qui font face à l’incertitude, au manque de ressources et à un processus d’apprentissage où alternent essais et erreurs.
Toutes ces difficultés sont palliées en partie par la constitution d’un réseau qui évolue pour s’adapter à une situation entrepreneuriale changeante. À chaque étape du processus, un certain type d’acteur ou d’objet non humain est mobilisé pour répondre à un besoin particulier : obtenir par exemple de nouvelles ressources (contacts, compétences, opportunités…). Car, comme le souligne Alain Fayolle, professeur en entrepreneuriat, l’entrepreneur est en gestation et le projet seulement au stade de la conception. Il peut devenir une entreprise stable et équilibrée comme il peut s’effondrer à tout moment.
Réussir à construire un réseau nécessite certaines compétences sociales, notamment pour les jeunes qui ont peu d’expérience et ne connaissent ni leur environnement d’affaires ni ses acteurs. Par exemple, pour décrocher un rendez-vous dans une grande entreprise, il faut faire preuve de courage social, puis de force de persuasion pour défendre une idée originale et résister aux oppositions.
Le projet de nano-satellites NovaNano illustre le rôle de l’objet non humain. Porté par deux étudiants en école d’ingénieur, jeunes, sans réseau, ce projet concernait un domaine très sensible réservé aux grands acteurs du domaine spatial. Ces étudiants souhaitaient accéder aux ressources de ces grandes entreprises (lanceurs de satellites, matériaux, réseaux, autorisations…). Les premières rencontres ont été difficiles. Mais ils ont su convaincre leurs interlocuteurs en se basant sur des études scientifiques pointues et des prototypes qui montraient la faisabilité, la pertinence et la viabilité de leur projet. Couronné de succès, NovaNano a reçu le Prix de l’Innovation 2010 attribué par le ministère français de l’Enseignement supérieur et de la Recherche ainsi que le soutien financier d’OSEO et de la Chambre de Commerce et de l’Industrie de Lyon.
Comme pour d’autres projets de même nature, quatre rôles clés de l’objet non humain ont été mis en évidence : – La représentation > l’objet matériel reflète les intentions et les compétences de l’entrepreneur. – La traduction > un prototype ou un plan d’affaires traduit les évolutions de l’intention de départ. – La structuration > les versions successives de l’objet réduisent l’incertitude et montrent l’accroissement des compétences du porteur de projet. – L’accélération > l’objet matériel joue un rôle catalyseur sur la formation du réseau de l’entrepreneur.
L’exemple du projet NovaNano montre que l’entreprise en création est toujours le résultat provisoire d’actions en cours. Le concept initial a subi une série de transformations, de l’énoncé du projet à sa formalisation sous forme de présentations puis de prototypes, pour revenir à une nouvelle version de l’énoncé, etc. La trajectoire entrepreneuriale se construit à l’aide d’acteurs humains et d’artefacts techniques qui tissent inlassablement des liens entre eux. Cette approche ouvre une nouvelle voie à l’entrepreneur naissant : mieux conduire son projet de création d’entreprise en optimisant la création de son réseau et mieux mobiliser les objets non humains susceptibles de renforcer sa légitimité.
[su_note note_color=”#f8f8f8″]D’après mes publications : « Les réseaux : facteurs clés de succès de l’entrepreneur » publié dans le magazine Tbsearch, n°7, décembre 2014 ; « Quel apport de la théorie de l’acteur-réseau pour appréhender la dynamique de construction du réseau entrepreneurial ? » co-écrit avec Alain Fayolle (EMLYON Business School) et Hela Chebbi (EDC-Paris Business School), publié dans Management International, mai 2014 ; « How do social skills enable nascent entrepreneurs to enact perseverance strategies in the face of challenges ? A comparative case study of success and failure », co-écrit avec Sarfraz Mian (State University of New York) et Alain Fayolle, publié dans International Journal of Entrepreneurial Behaviour & Research, septembre 2014.[/su_note]
[su_spoiler title=”Méthodologie”]Nous avons adopté une méthodologie qualitative longitudinale pour suivre les dynamiques de construction du réseau entrepreneurial de six projets de création d’entreprises innovantes sur une période de deux ans. Nous avons mobilisé la théorie de l’acteur-réseau pour guider leur recherche et avons accordé une attention particulière au rôle des objets matériels dans le processus de formation et d’élargissement du réseau de l’entrepreneur.[/su_spoiler]
[su_pullquote align=”right”]Par Victor Dos Santos Paulino [/su_pullquote]
L’innovation est un des thèmes majeurs du management. La capacité à innover est considérée comme déterminante dans la réussite des entreprises. Pourtant, en s’intéressant à l’industrie spatiale, on peut constater que la prudence en matière d’innovation peut être une stratégie gagnante.
Il est communément admis que l’adoption rapide de nouvelles technologies améliore la performance et la survie des entreprises. Joseph Schumpeter démontrait déjà au début du 20e siècle que l’innovation favorisait la réussite industrielle. D’autres économistes comme Joel Mokyr dans les années 90, lui ont emboité le pas tout en expliquant l’inertie (l’adoption lente des nou¬velles technologies) par l’attitude phobique et irrationnelle des managers. A ce titre, l’industrie spatiale est un exemple intéressant et même paradoxal : ce secteur hautement technologique est perçu comme un symbole d’innovation, alors que la prudence y est considérée comme nécessaire. C’est une exigence des opérateurs de satellites de télécommunications, notamment, pour lesquels la fiabilité prime sur la nouveauté, facteur de risque.
L’innovation est un phénomène complexe, qui ne rime pas toujours avec succès, progrès et profits. Il a par exemple été démontré que plus de 60 % des innovations débouchaient sur des échecs.. Il est également légitime que de nombreuses entreprises freinent l’adoption d’innovations dans plusieurs cas : par exemple lorsque celles-ci rendent obsolètes ou cannibalisent les produits existants ou lorsque les coûts afférents se révèlent trop importants par rapport aux bénéfices attendus. Ces facteurs expliqueraient-ils la stratégie d’inertie observée dans l’industrie spatiale ?
Par nature, l’utilisation par l’industrie spatiale d’une nouvelle technologie génère un risque : le comportement d’un composant sur terre, même dans des conditions de tests qui simulent l’espace, ne prédit pas précisément son fonctionnement en vol. Il peut être parfait ou défaillant, personne ne le sait avec certitude ! Conséquence : les constructeurs de satellites tendent à privilégier une stratégie d’inertie qui n’intègre les changements technologiques que de façon extrême¬ment prudente. Les innovations mises en œuvre sont celles qui ont fait leurs preuves. Le coût de l’échec rend les constructeurs et leurs clients prudents.
La prudence caractérise particulièrement le secteur des télécommunications spatiales car la fiabilité des satellites est un avantage concurrentiel majeur. Pour obtenir les niveaux de fiabilité les plus élevés, les industriels ont mis en place des organisations et des processus parfaitement rodés. C’est pourquoi le cycle de conception-développement-fabrication de satellites est organisé – et doit continuer à le faire – sur le principe de phases successives : Phase 0 > analyse de la mission ; Phase A > étude de faisabilité ; Phase B > définition préliminaire ; Phase C > définition détaillée ; Phase D > fabrication et tests ; Phase E > exploitation ; Phase F > retrait de service. Si cette méthodologie favorise le maintien de la fiabilité à haut niveau, elle génère, en contrepartie, une forte inertie structurelle.
Ce besoin de fiabilité et de stabilité conduit donc les industriels du spatial à adopter les technologies de l’information et de la communication qui impactent le moins l’organisation. Mais aussi, pour ce qui concerne les télécommunications spatiales, à ne pas remettre en cause des choix technologiques qui, tout en favorisant la fiabilité, ne permettent pas de réduire les coûts de production. Serge Potteck, spécialiste de la conduite de projets spatiaux, indique, par exemple, que pour transmettre un signal, les ingénieurs préfèrent concevoir des antennes de 60 cm de diamètre pour se prémunir contre un éventuel dysfonctionnement alors qu’une antenne de 55 cm, moins chère, suffirait.
Cette analyse doit toutefois être affinée en prenant en compte les différents segments qui composent le secteur spatial. Ils peuvent être classés en trois catégories. Le premier groupe est constitué des satellites de télécommunications et des fusées (les lanceurs). Dans ce cas, le coût d’un échec serait très élevé. Il pénaliserait l’industriel qui a fabriqué un satellite inopérant, l’entreprise qui commercialise et exploite les lanceurs, mais aussi tous les acteurs impliqués dans le business plan. Un échec peut retarder de plusieurs années la commercialisation de nouveaux services de télécommunications par satellite.
Dans le deuxième groupe se trouvent les engins spatiaux à objectif scientifique ou de démonstration et, toujours, les fusées utilisées pour les lancer. Les Etats ou les agences spatiales qui les commandent ne sont pas assujettis à de réels critères de rentabilité. Ici, les ruptures technologiques et les risques associés font partie du projet.
Le dernier groupe est à la frontière de l’industrie spatiale et d’autres industries. Il s’agit, par exemple, des outils pour l’exploitation des capacités de géolocalisation offertes par la constellation Galileo ou la diffusion de contenus numériques. Dans ce segment, la stabilité est vue comme préjudiciable à la naissance de nouveaux marchés.
Si le contexte particulier du secteur spatial freine sa capacité à expérimenter, il n’em-pêche pas totalement l’innovation. La stratégie d’inertie n’est en effet qu’apparente. Ce que l’on qualifie d’« inertie » est, en fait, une réelle dynamique d’innovation : toute nouvelle technologie est étudiée scrupuleusement avant d’être testée ou non sur un nouvel engin puis, éventuellement, intégrée. Ainsi cette stratégie peut-elle, dans certains cas, assu¬rer la survie d’un marché. La considérer comme un défaut à combattre serait donc une erreur !
L’industrie spatiale innoverait sans doute peu si elle avait pour seuls clients les opérateurs de satellites commerciaux. Cependant, à l’opposé, les agences spatiales sont prêtes à financer des engins expérimentaux en prenant les risques financiers d’éventuels échecs. C’est grâce à elles que les constructeurs de satellites commerciaux valident des choix technologiques qui leur sont proposés une fois qu’ils ont fait leurs preuves.
[su_note note_color=”#f8f8f8″]Par Victor Dos Santos Paulino et ses publications « Innovation : quand la prudence est la bonne stratégie » publié dans le magazine TBSearch, n°6, juillet 2014, et « Le paradoxe du retard de l’industrie spatiale dans ses formes organisationnelles et dans l’usage des TIC » publié dans Gérer et comprendre, décembre 2006, n°86. [/su_note]
[su_spoiler title=”Méthodologie”]L’analyse du paradoxe organisationnel et technologique qui caractérise l’industrie spatiale est fondée sur plusieurs catégories d’informations : la littérature théorique disponible (Hannan et Freeman, 1984 ; Jeantet, Tiger, Vinck et Tichkiewitch, 1996), des travaux effectués par les ingénieurs du secteur (Potteck, 1999), et des observations de terrain faites entre 2003 et 2005 chez un des principaux maîtres d’œuvre européens dans la fabrication de satellites et sondes spatiales.[/su_spoiler]
[su_pullquote align=”right”]Par Lourdes Pérez [/su_pullquote]
Contrairement à ce qui est généralement admis, les petites entreprises ne sont pas condamnées à être désavantagées dans leurs relations avec les grandes. Elles ont même beaucoup à y gagner, à condition de trouver un mode de fonctionnement pertinent qui leur évite de se trouver en concurrence sur le partage de la valeur créée.
A quelles conditions un partenariat entre deux entreprises bénéficie-t-il pleinement et équitablement aux deux partenaires engagés ? Jusqu’à présent, il existe sur cette question une forme de consensus : il faut avant tout que le partenariat réunisse deux entreprises de taille équivalente. Le bénéfice du partenariat (développement de nouveaux produits, conquête de nouveaux marchés, création de revenus supplémentaires) étant perçu comme un gâteau à partager, sa répartition se ferait en fonction du poids respectif et des apports de chaque partenaire. Dans cette optique, un partenariat asymétrique liant une grande entreprise et une PME aurait toutes les chances de se faire au détriment de la seconde. La littérature insiste d’ailleurs en général surtout sur les risques pour la PME, qui manque d’armes pour lutter dans cette relation de coopétition (coopération-compétition).
A rebours de cette idée couramment admise, notre étude montre au contraire que la relation asymétrique constitue une opportunité d’innovation pour les petites entreprises. Elle est même quasiment un passage obligé dans le contexte d’économie mondialisée, ultra compétitive, où c’est l’isolement qui se révèle le plus dangereux. Les exemples ne manquent pas, en particulier dans les secteurs à dominante technologique de partenariats asymétriques qui se sont montrés tout aussi fructueux pour le « petit » que pour le « grand ». Dans ces cas, nombreux, les partenaires ont su créer une complémentarité qui, au final, est tout aussi importante que la similarité.
Il ne s’agit pas de nier les risques d’échec. Ils existent, mais sont loin d’être insurmontables, à condition de mettre en œuvre une stratégie permettant de répondre aux défis de ce type de partenariat : d’abord les difficultés de communication liées aux différences d’échelle entre les deux structures (le patron de la PME a rarement un accès direct au PDG de la grande entreprise) ; ensuite les différences dans l’organisation et les méthodes de travail.
Si la petite entreprise s’engage dans la relation en respectant, de manière systématique, un certain nombre de règles fondamentales, elle met toutes les chances de son côté pour en tirer profit. Pour parvenir à cette conclusion, nous avons analysé un partenariat réussi entre une petite entreprise espagnole de commercialisation de fruits de mer qui cherchait à augmenter la durée de conservation de ses coquillages et une grande entreprise italienne du secteur de l’énergie. A partir de cette étude de cas, nous avons élaboré un modèle qui résume en trois étapes clés l’approche que devrait suivre une petite entreprise pour éviter les chausse-trappes généralement associés aux partenariats asymétriques.
La première étape est la sélection d’un nombre réduit de partenaires. Pour des raisons de temps, d’organisation, de ressources, une PME n’a pas les moyens de s’investir sérieusement dans de multiples partenariats avec de grandes entreprises. Elle a donc tout intérêt à bâtir une alliance durable avec un partenaire dont les objectifs stratégiques sont complémentaires des siens. Dans notre cas, les motivations des entreprises pour entrer en relation étaient bien distinctes : là où PME cherchait une solution technologique, la grande entreprise voyait l’opportunité d’entrer sur le marché espagnol, dans un secteur où elle n’était pas présente. Il n’était donc pas question de partager les bénéfices du partenariat, puisqu’ils n’étaient pas les mêmes pour les partenaires.
La seconde étape est la construction d’une relation forte, un véritable capital relationnel qui contrebalancer le déséquilibre entre les deux structures. Cela nécessite un fort investissement de la part de la PME, qui doit identifier un « champion » au sein de l’entreprise, c’est-à-dire un interlocuteur privilégié, suffisamment haut placé dans l’organigramme, une personnalité écoutée à tous les niveaux de l’entreprise, capable de défendre le projet et de le faire avancer en dépit des résistances et des blocages qui peuvent se présenter.
La troisième étape consiste à développer des propositions de valeur réciproques. Au lancement du partenariat, la PME et la grande entreprise poursuivent chacune des objectifs précis. Mais en entrant dans le vif du sujet, certains paraissent irréalisables, d’autres incompatibles, tandis que de nouveaux apparaissent. L’important ici est de trouver un juste équilibre entre opiniâtreté et flexibilité : savoir tenir fermement ses positions tout en tenant compte de son partenaire, des imprévus, quitte à repenser ses objectifs initiaux. Cela demande de l’écoute, de l’ouverture d’esprit, de connaître son partenaire, ses objectifs et ses motivations.
Le succès de cette stratégie montre bien qu’il n’y a pas de fatalité à ce que le partenariat asymétrique se fasse au dépens du plus petit. Dans notre cas, chaque partenaire a obtenu 100% de ce qu’il cherchait, parce qu’ils avaient des attentes qui n’étaient en rien concurrentes et parce qu’ils ont su construire ensemble leur compatibilité. Cette nouvelle perception de l’asymétrie dans un esprit coopératif, davantage que dans le rapport de forces, ouvre de nouvelles perspectives pour la compréhension et la gestion des relations entre partenaires inégaux.
[su_note note_color=”#f8f8f8″]Par Lourdes Pérez et l’article « Uneven partners: managing the power balance », Lourdes Pérez et Jesùs J. Cambra-Fierro, Journal of Business Strategy, 2015.[/su_note]
[su_spoiler title=”Méthodologie”] Lourdes Pérez et Jesùs J. Cambra-Fierro ont réalisé une étude de cas qualitative auprès de deux entreprises, une PME espagnole et une grande entreprise italienne, engagées dans un partenariat asymétrique. Les informations recueillies sont issues d’une revue documentaire (informations publiques, informations sectorielles, bases de données) et d’une revue de la littérature scientifique. Des entretiens avec plusieurs interlocuteurs qualifiés dans chaque entreprise, auxquels ont été soumis des questionnaires ouverts, ont permis de faire émerger les grands thèmes de l’étude et de construire une matrice. Les conclusions de l’étude sont le résultat du recoupement entre ces différentes sources.[/su_spoiler]
[su_pullquote align=”right”]Par Stéphanie Lavigne[/su_pullquote]
Contre toute attente, les entreprises européennes qui investissent le plus en Recherche & Développement (R&D) sont aussi celles dont le capital est dominé par les investisseurs institutionnels (notamment les fonds de pension anglo-saxons) quand on s’attendait à y trouver des investisseurs dits stratégiques (l’Etat ou les familles), réputés accompagner la politique de croissance – et donc d’innovation – des entreprises.
Avec l’arrivée des investisseurs institutionnels (dit « zinzins ») dans les années 90, les structures actionnariales ont radicalement changé en Europe. Les fonds de pension et gestionnaires pour le compte de tiers (mutual funds) détiennent aujourd’hui entre 50 et 60 % du capital des groupes côtés en Europe. Devenus des actionnaires de premier plan, ils ont imposé leurs principes de gouvernance et leur logique de création de valeur, avec des exigences de rentabilité du capital de l’ordre de 15 % au profit des ménages dont ils gèrent l’épargne.
Pour atteindre ces objectifs de rentabilité, les entreprises mettent en œuvre des stratégies « financiarisées », raccourcissant leur horizon de gestion pour distribuer annuellement, voire chaque semestre, toujours plus de valeur aux actionnaires. Mais ce temps court est-il compatible avec la croissance de l’entreprise et, en particulier, avec sa politique de R&D ?
Dans cette recherche, nous avons cherché à établir une relation entre la structure actionnariale et les politiques d’innovation des grandes entreprises européennes.
S’agissant des études empiriques réalisées à ce jour, elles portent en quasi-totalité sur le marché nord-américain et ont produit des résultats contradictoires. Deux théories s’affrontent sur l’influence des investisseurs institutionnels : l’une affirme qu’ils ne jurent que par la rentabilité à court terme, n’encourageant pas de politiques d’innovations risquées ; l’autre, en revanche reconnaît le contrôle exercé par ces investisseurs et leur influence positive sur la politique d’innovation, garante à long terme de la rentabilité de l’entreprise.
Notre étude révèle qu’en Europe, plus le capital de l’entreprise est dominé par les investisseurs institutionnels plus il y a de dépenses en R&D quand nous nous attendions à trouver plutôt des investisseurs stratégiques, tels l’Etat ou les familles, connus pour accompagner les entreprises dans une patiente politique de croissance. Tout est finalement lié à l’horizon de gestion des investisseurs institutionnels : plus il est lointain, plus l’entreprise s’engagera dans une politique d’innovation. Cela paraît trivial mais ce résultat n’avait jamais été démontré dans un cadre multinational (échantillon de 324 entreprises européennes) et sur une durée aussi longue (tests entre 2002 et 2009).
L’une des conclusions majeures de notre étude met en avant ce caractère nuisible du court-terminisme des actionnaires sur la stratégie d’innovation des entreprises lesquelles ont, au contraire, besoin du soutien d’investisseurs de long terme pour mener leurs politiques de R&D.
Nous avons analysé l’influence de l’horizon de gestion des investisseurs sur la stratégie d’innovation des entreprises européennes en opposant les entreprises au capital dominé par des investisseurs court-termistes ou « impatients » (horizon de gestion inférieur à 18 mois) aux entreprises où les investisseurs de long-terme ou « patients » sont majoritaires au capital. Nos résultats montrent que les investissements en R&D sont plus élevés quand le capital est dominé par les investisseurs patients, et inversement, plus faibles lorsque leur capital est entre les mains d’investisseurs impatients.
[su_note note_color=”#f8f8f8″]Par Stéphanie Lavigne et l’article “Ownership structures and R&D in Europe: the good institutional investors, the bad and ugly impatient shareholder” coécrit avec Olivier Brossard et Mustafa Erdem Sakinç, publié dans Industrial and Corporate Change (Volume 22, Number 4) – Oxford University Press, le 5 juillet 2013.[/su_note]
[su_box title=”Applications pratiques” style=”soft” box_color=”#f8f8f8″ title_color=”#111111″]L’étude sur l’actionnariat et les stratégies d’innovation des entreprises européennes démontre qu’il ne faut pas diaboliser les investisseurs institutionnels mais se focaliser sur une question cruciale : le turnover de leurs portefeuilles. Fort de ce constat, les entreprises doivent apprendre à identifier rapidement l’horizon de gestion d’un nouvel investisseur institutionnel pour développer une relation privilégiée avec lui et tenter de contrer les investisseurs court-termistes. [/su_box]
[su_spoiler title=”Méthodologie”]Les chercheurs ont étudié empiriquement la relation entre les structures actionnariales des plus grosses sociétés européennes et leurs politiques d’innovation. Ils ont analysé un échantillon composé des 324 sociétés les plus innovantes en Europe (présentes dans le EU Industrial R&D Investment Scoreboard entre 2002 et 2009), et ont croisé leurs dépenses en R&D avec des données financières et actionnariales issues de la base de données Thomson Financial.[/su_spoiler]
Afin de marquer des points dans la compétition mondiale pour attirer les talents, les entreprises ont tout intérêt à mener une politique de ressources humaines spécifique à destination des expatriés indépendants. Akram Al Ariss, enseignant-chercheur à Toulouse Business School, a réalisé une revue de la recherche scientifique sur ce sujet essentiel.
L’ampleur du phénomène des migrations internationales ne se dément pas depuis plusieurs années : de 214 millions en 2010, le nombre de personnes vivant hors de leur pays d’origine est passé à 232 millions et pourrait encore augmenter de 96 millions de personnes d’ici à 2050 selon les estimations de l’Organisation des Nations Unies. Cette population extrêmement hétérogène par ses origines géographiques, culturelles mais aussi par son niveau d’éducation et de qualification, a été jusque-là peu étudiée par la recherche.
Pourtant, ces expatriés constituent un vivier de talents et de compétences pour les pays d’accueil et pour les entreprises qui pourrait se révéler un atout dans la compétition internationale. C’est en particulier le cas des expatriés indépendants, constitués d’individus qui se sont déplacés de leur propre initiative, en général diplômés, expérimentés, avec un important bagage linguistique et culturel. Encore faut-il parvenir à les identifier, à les recruter et à les fidéliser en tenant compte de leurs aspirations. Cela nécessite, de la part des entreprises, de mettre en place une stratégie de ressources humaines spécifiquement adaptée à leur situation.
C’est un enjeu particulièrement important pour les entreprises qui se développent à l’international. Pour des raisons de coûts, au schéma classique d’expatriation de leurs salariés dans des conditions très favorables de salaire et d’avantages de toute sorte, elles ont substitué depuis plusieurs années un modèle « local-plus » plus économique, dans lequel le salarié démissionne pour être réembauché sur la base d’un contrat local, à des conditions nettement moins avantageuses. Mais ce système, qui engendre une frustration et une démotivation compréhensibles, conduisant souvent à une démission rapide, est contreproductif. Car en réalité, plus que le salarié, c’est l’entreprise qui en sort perdante à long terme : l’économie réalisée n’est qu’apparente, puisque la stratégie « local-plus » crée un turn-over préjudiciable à l’activité, conduit à une fuite des talents de l’entreprise et trouble son image auprès des candidats à l’expatriation. Le recrutement d’expatriés indépendants constitue sans doute une alternative intéressante pour sortir de cette impasse, puisque, déjà expatriés pour des raisons non professionnelles, ils accepteront bien plus volontiers de travailler aux conditions du marché local.
La question se pose en fait pour toutes les entreprises : comment cibler et toucher ces profils à haute valeur ajoutée ? Tout simplement en tenant compte de leurs problématiques spécifiques. Les situations diffèrent selon les parcours, les pays d’origine et les pays d’accueil, mais les études ont montré que les expatriés indépendants font face à un certain nombre de barrières et de contraintes qui limitent leurs possibilités d’intégration. Parmi les plus communes, on citera les politiques migratoires des États, concernant notamment les visas et les permis de travail, la reconnaissance ou non des qualifications et des expériences professionnelles, la maîtrise de la langue et des codes de communication et, plus sournoisement, les discriminations de toutes sortes. Ces difficultés sont d’ailleurs accentuées lorsqu’il s’agit de femmes, ce qui est le cas aujourd’hui d’un expatrié indépendant sur deux. La première responsabilité des entreprises est de reconnaître ces obstacles, et ensuite d’aider les expatriés indépendants à les contourner ou à les surmonter afin de faciliter leur embauche et de leur permettre de trouver un travail correspondant à leurs compétences.
Le rôle de la politique de ressources humaines est fondamental sur deux points particuliers : les procédures de recrutement et de sélection, d’une part, et l’adaptation culturelle, d’autre part. En matière de recrutement, les pratiques doivent s’adapter à cette population, afin non seulement de ne pas l’exclure (par exemple en négligeant ses canaux de communication préférentiels ou en exigeant une expérience professionnelle locale que, par définition, elle n’a pas), mais aussi de la séduire (par exemple en ne se cantonnant pas à une description technique du poste proposé mais en donnant une information globale sur les perspectives de vie qui y sont liées). Pour l’entreprise, le bénéfice principal de cette approche proactive et différenciée est de ne pas passer à côté de cette main d’œuvre qualifiée.
La seconde priorité est ensuite de les fidéliser dans l’entreprise en facilitant leur intégration et leur adaptation culturelle. La recherche n’apporte pas de réponse globale et définitive sur les raisons qui motivent un expatrié indépendant à rester en poste, d’autant plus que ces raisons peuvent varier d’un pays à l’autre. Cependant, le management des ressources humaines doit s’attacher à les comprendre afin de mettre en place des solutions adaptées.
Ce sont là quelques pistes issues des résultats de la recherche. L’élaboration d’une stratégie RH pertinente et adaptée en direction des expatriés indépendants est en tout cas indispensable. C’est, quoi qu’il en soit, une politique gagnant-gagnant, pour les expatriés eux-mêmes, bien sûr, dont le pari de la mobilité se voit ainsi couronné de succès, mais tout autant pour les entreprises, qui parviennent à attirer les meilleurs profils, ce qui leur donne un avantage décisif dans la compétition mondiale. En effet, cette main-d’œuvre internationale est source de diversité, de créativité et d’innovation. Les entreprises gagnantes seront celles qui sauront, au-delà des stéréotypes, des discriminations et des barrières de tout ordre, se montrer à l’écoute de ces ressources humaines circulant à travers le monde.
Par Akram Al Ariss et les articles « Self-initiated expatriation and migration in the management litterature », coécrit avec Marian Crowley-Henry (Department of Management, National University of Ireland Maynooth), publié dans Career Development International (2013) ; « Human resource management of international migrants : current theories and future research », coécrit avec Chun Guo (Department of Management, Sacred Heart University, Fairfiels, CT, USA), publié dans The International Journal of Human Resource Management, 2015. A lire (ouvrages) : – Self-Initiated Expatriation : Individual, Organizational and National Perspectives, Akram Al Ariss, Routledge, 2013. – Global Talent Management : Challenges, Strategies, and Opportunities, Akram Al Ariss, Springer, 2014.
Méthodologie
Pour la rédaction de ces deux articles, Akram Al Ariss et ses deux coauteurs ont réalisé une revue de l’ensemble des études réalisées sur le sujet de l’expatriation indépendante en analysant les données de l’Institute for Scientific Information, qui recense les principales revues scientifiques, avant de l’élargir pour la rendre la plus exhaustive possible. Cette recension leur a permis d’établir un certain nombre de conclusions à partir des recherches menées sur ce sujet dans le monde et d’ouvrir des pistes pour de nouveaux travaux.
En s’appuyant sur les résultats du Tour de France cycliste, cette étude montre que les différences culturelles entre coureurs d’une même équipe n’ont pas d’impact sur la performance. Un constat qui, sous certaines conditions, est transposable au monde du travail où les questions de diversité font encore l’objet de débats.
Dans quelle mesure peut-on transposer au sport, notamment le cyclisme, certains concepts bien connus du management (collaboration au sein d’une équipe, stratégie, concurrence, etc.) ? L’objectif final étant de mieux comprendre le fonctionnement du cyclisme, mais également, par effet de ricochet, d’améliorer notre connaissance de l’entreprise. Début de réponse avec les travaux de Gaël Gueguen, qui se demande si la diversité culturelle des équipes participant au Tour de France (évaluée notamment par le nombre de pays représentés) impacte leurs résultats sportifs.
Le sport de haut niveau nécessite de faire appel aux meilleures ressources, qu’elles soient humaines ou matérielles. Pour un budget donné, une équipe de haut niveau recherchera les meilleurs athlètes possibles et sera donc incitée à faire son recrutement au sein d’un marché mondial. Dans le cadre du Tour de France, où l’internationalisation des équipes s’est accélérée ces dernières années, on constate ainsi entre 1987 et 2009 une diminution de la part des pays « terres de cyclisme » (France, Italie, Espagne, Belgique et Pays-Bas) au profit d’équipes constituées de cinq nationalités différentes ou plus. Et la tendance se confirme puisqu’en 2015, pour la première fois, une équipe sud-africaine et deux Erythréennes participaient au Tour. Mais cette mondialisation qui touche le sport professionnel n’est pas sans risque : la diversité culturelle peut poser des problèmes de coordination (difficultés de compréhension mutuelle par exemple quand les langues parlées au sein des équipes varient) et nuire à la cohésion des coureurs (différences de valeurs et d’attitudes). La question est d’autant plus cruciale dans le cyclisme, discipline pour laquelle l’importance des sponsors et le caractère mondial des compétitions, impose parfois de recruter des sportifs étrangers parce que leurs pays sont ciblés par les marques.
Doit-on privilégier, au sein des équipes de haut niveau, des sportifs de cultures proches ou peut-on s’affranchir de cette dimension ? Un groupe focalisé sur une tâche précise et composé de ressources complémentaires rares (grimpeurs exceptionnels, sprinteurs, rouleurs hors-pair, ou leaders plus polyvalents …) devant se coordonner en situation de compétition, ne risque-t-il pas de souffrir d’une trop grande diversité de ses membres ? Il semble que non. La diversité culturelle n’a aucun impact sur les résultats sportifs. Les coachs d’équipes cyclistes peuvent privilégier la valeur d’un coureur, quelle que soit sa nationalité, sans avoir à craindre une différence culturelle forte. Explication possible : le professionnalisme des coureurs et de leurs managers compensent les problèmes de coordination. En effet, comme la synchronisation des efforts de chacun est supervisée par un directeur sportif, les rôles des membres de l’équipe sont parfaitement définis. L’entraînement régulier permet par ailleurs de transformer chaque tâche des cyclistes en routine parfaitement maîtrisée.
Une entreprise est composée de ressources humaines rarement homogènes : sexe, âge, expérience, nationalité, salaires, etc. L’importance de ces différences est-elle plutôt favorable ou défavorable à la performance des équipes de travail ? L’analyse des travaux sur la diversité dans l’entreprise montre des résultats contradictoires. Par exemple, la diversité des membres d’une équipe peut dans certains cas accroître sa créativité et améliorer la prise de décisions (les opinions diverses favorisant l’émergence de bonnes idées). Dans d’autres, elle peut nuire à la cohésion, à la confiance et à la communication avec pour corolaire une hausse des tensions et des conflits. L’absence de lien entre diversité culturelle et performance dans le cyclisme peut-elle aider à mieux comprendre ce qui se passe dans l’entreprise ? Sans doute, mais sous certaines conditions. L’épreuve du Tour de France est en effet un cas d’étude bien particulier, ce qui limite sa généralisation. D’abord parce que, dans le cyclisme professionnel, les membres des équipes sont extrêmement spécialisés. Ensuite parce que l’épreuve reine du cyclisme met en compétition des équipes seulement composées de leurs neuf meilleurs éléments parmi la trentaine de coureurs sous contrat (et non de la totalité de son effectif, comme c’est le cas au sein d’une entreprise).
Reste que la méthodologie utilisée peut parfaitement être transposée pour étudier l’impact de la diversité culturelle des équipes de top managers sur la performance des multinationales. Une approche intéressante alors que de plus en plus d’entreprises diversifient leur comité exécutif à mesure qu’elles se développent à l’international. Dans une multinationale comme L’Oréal, par exemple, le recrutement de managers issus de pays divers est considéré comme le principal facteur de succès des lancements de produits dans les pays émergents. Et pour limiter le « syndrome Tour de Babel »*, les équipes multiculturelles sont organisées autour d’un leader qui, grâce à ses propres expériences dans des pays variés, sait gérer les tensions interculturelles**.
* Difficulté à coordonner les efforts en raison des différentes langues parlées dans l’équipe.** “L’Oréal Masters Multiculturalism” de Hae-Jung Hong et Yves Doz (Harvard Business Review, juin 2013).
Par Gaël Gueguen et l’article « Diversité culturelle et performance des équipes sportives de haut niveau : le cas du Tour de France », (Management International, 2011).
Applications pratiques
Même si le cyclisme est une activité bien spécifique, notamment en raison d’une très forte spécialisation de tous les participants, les résultats de cette recherche peuvent être appliqués au monde de l’entreprise sous certaines conditions. Dans le cas d’équipes réunissant des collaborateurs dont les rôles sont bien définis et ayant des tâches dédiées, on peut considérer que la diversité culturelle (mais c’est sans doute également le cas pour d’autres différences comme le genre, l’origine, l’âge, l’éducation …), ne nuit pas à la performance collective. Comme dans le cyclisme, une culture spécifique à l’équipe et transcendant les frontières culturelles est même susceptible d’apparaître.
Afin de déterminer si la diversité culturelle nuit à la performance, j’ai analysé les résultats de 487 équipes (4 375 coureurs) ayant participé à 23 Tours de France entre 1987 et 2009. Il s’est appuyé sur plusieurs indices permettant de qualifier l’hétérogénéité culturelle des équipes (en se basant notamment sur le nombre de pays représentés). L’objectif était de comparer la performance des équipes cyclistes (leurs résultats) et leur niveau de diversité culturelle grâce à la méthode de la régression linéaire qui vise à mesurer la force des liens entre plusieurs variables explicatives et une variable à expliquer.
[su_pullquote align=”right”]Par Pierre André Buigues[/su_pullquote]
Depuis 2003, la balance commerciale de la France est déficitaire et la part de marché de la France dans les exportations mondiales ne cesse de baisser. Elle est passée de 6,1% en 1995 à 5,1% en 2000, à 4,2% en 2006 et à seulement 3,5% en 2013. Le secteur automobile est un bon exemple de ce déclin de l’industrie française. En 2003, le solde commercial de la France pour les véhicules automobiles était excédentaire de 12,6 milliards d’euros et il affichait un déficit de 6,9 milliards en 2014 !
Les économistes expliquent ce déclin du commerce extérieur français par une dégradation de la compétitivité, coût et hors-coût. En France, les coûts augmenteraient plus vite que la productivité et le rapport « qualité-prix » serait insuffisant, en particulier par rapport au « made in Germany ».
Le secteur aéronautique fait exception et a évité le pire à la balance commerciale française. L’aéronautique au sens large, civil et militaire, et y compris le spatial dégage les excédents les plus importants de la balance française avec un surplus commercial extérieur supérieur à 23 milliards d’euros ces dernières années. La France est le deuxième exportateur mondial dans l’aéronautique avec 22 % du marché mondial, après les Etats-Unis (35 %). L’Allemagne est le troisième exportateur avec 14 % du marché mondial. Contrairement à des secteurs comme l’agroalimentaire ou l’automobile, la France a même vu sa part de marché augmenter en 10 ans de 8 points.
Les exportations d’Airbus constituent le cœur des exportations françaises. Airbus représente environ 50 % des exportations aéronautiques françaises. Le tableau 1 ci-dessous présente les ventes directes d’appareils neufs à partir de la France aux compagnies aériennes étrangères et les expéditions d’avions A380 finalisés à partir de France vers l’Allemagne pour livraisons ultérieures depuis le site de Hambourg, ainsi que le montant en M€ de ces exportations.
[su_table] Tableau 1 – Exportations d’Airbus en valeur et en nombre d’appareils
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Le secteur aéronautique est un secteur oligopolistique caractérisé par une forte intensité capitalistique, un contenu technologique élevé et en conséquence un coût d’entrée élevé. Le secteur aéronautique comprend en France environ 4 000 entreprises et emploie directement 320 000 personnes. La réussite française est le résultat d’une stratégie industrielle qui s’appuie sur de forts atouts technologiques, des stratégies d’alliances européennes, et une forte volonté politique de soutien à la filière aéronautique :
Pourtant, un certain nombre de défis s’annoncent dans les années qui viennent pour l’aéronautique française.
1- Le marché mondialisé du transport aérien est de plus en plus celui de l’Asie et un nouvel acteur pourrait venir concurrencer le duopole Airbus/Boeing. Airbus prévoit que le trafic passager en Chine dépassera celui des Etats-Unis d’ici 20 ans et la Chine entend être présente dans l’aéronautique. Pour développer ses ventes en Chine, Airbus a choisi d’augmenter ses achats de composants chinois et d’y installer une usine d’assemblage pour l’A320.
2- La France joue en Europe un rôle pivot d’assembleur. Elle importe des pièces et équipements aéronautiques principalement d’Europe (balance commerciale déficitaire) et exporte des avions entiers (balance largement excédentaire). Les avions entiers représentent plus des deux tiers des exportations aéronautiques françaises. La délocalisation de l’assemblage des Airbus affecte donc négativement la balance commerciale française. Or, l’Allemagne prend un poids important dans l’aéronautique européenne avec le rôle grandissant d’Hambourg pour l’assemblage de l’A 320. Cet appareil est en effet le plus vendu par Airbus et les A 320 sont déjà assemblés sur plusieurs sites, à Toulouse, à Hambourg, à Tianjin en Chine et depuis 2015 à Mobile aux USA.
3- Dans l’aéronautique, la R&D représente un investissement de plus de 3 Milliards d’Euros chaque année en France. Cependant, à l’intérieur même d’Airbus, la question se pose de savoir si le leadership en R&D est passé de la France vers l’Allemagne. Au début des années 2000, la partie française d’Airbus représentait 1,5 fois les dépenses en R&D de la partie allemande, 10 ans plus tard, la partie allemande représentait 1,1 fois les dépenses en R&D de la partie française d’Airbus. Plus précisément, l’Allemagne est responsable pour une partie significative du fuselage des appareils Airbus, de la cabine et elle a aussi le leadership sur les matériaux utilisés, mais la France a gardé le leadership sur certains points essentiels comme le cockpit, le pilotage, la navigation et le trafic management.
4- L’industrie aéronautique et spatiale est aussi un des rares secteurs industriel où l’emploi évolue positivement en France et où l’emploi qualifié domine. Les ingénieurs et cadres représenteraient 41 % d’emploi total. Cependant, le système de formation à la française ne permet pas de fournir à l’aéronautique les techniciens, les soudeurs, les chaudronniers que ce secteur recherche et les problèmes de recrutement sont beaucoup plus difficiles pour les PME, sous-traitants dans l’aéronautique que pour Airbus.
5- Enfin, cette industrie comporte aussi des risques considérables, étant donné les investissements exigés par le lancement d’un nouvel appareil. On a pu ainsi craindre un échec de l’A380. Chaque lancement d’un nouvel appareil peut aussi poser de gros problèmes comme le montre l’A400M. Rien n’est donc gagné d’avance.
[su_note note_color=”#f8f8f8″]Par Pierre André Buigues, issue des recherches COHEN, Elie et BUIGUES, Pierre-André (2014) “Le décrochage industriel”, Fayard, pp 439, octobre ; BUIGUES, Pierre-André et LACOSTE, Denis (2011) “Stratégies d’Internationalisation des Entreprises Menaces et Opportunites”, De Boeck Supérieur, pp 376, mars.[/su_note]