Article de J. PINKSE, F. LÜDEKE-FREUND, O. LAASCH, Y. SNIHUR, R. BOHNSACK
Publié dans la revue : Organization and Environment

Les modèles d’entreprise pour le développement durable (BMfS pour Business Models for Sustainability) permettent aux organisations de créer de la valeur sociale et environnementale pour un large éventail de parties prenantes. Comme les BMfS sont nouveaux pour des industries bien établies, leur mise en œuvre nécessite un changement organisationnel profond pour surmonter les dépendances des modèles d’entreprise existants.

Dans cet article, nous présentons un cadre qui décrit le processus de changement organisationnel impliqué dans le développement des BMfS. Ce cadre montre que les organisations peuvent expérimenter de nouvelles configurations de valeur, de ressources et de transactions, et suivre des voies discursives et cognitives pour permettre la légitimation et la mise en œuvre des systèmes de gestion de la chaîne alimentaire.

Bien que les leviers de la valeur, des ressources et des transactions puissent être utilisés séparément ou de concert, les voies discursives et cognitives sont plus puissantes lorsqu’elles sont suivies ensemble. Nous utilisons notre cadre pour mettre en évidence les contributions des articles du numéro spécial et pour proposer de nouvelles orientations pour la recherche sur les systèmes de gestion de la chaîne alimentaire. Nous soutenons que les recherches futures devraient étudier l’impact des BMfS sur les défis de la durabilité qu’elles tentent de relever.

[su_pullquote align=”right”]Par Yuliya SNIHUR [/su_pullquote]
Pour imposer un business-model innovant, les start-ups disruptives mettent en œuvre une stratégie s’appuyant sur deux processus complémentaires : une construction du discours engageant les clients et partenaires dans le nouvel écosystème, ce qu’on appelle le cadrage, et une adaptation continue de leur business model pour répondre au mieux aux besoins des clients. Illustration avec le cas de Salesforce versus Siebel dans l’industrie des logiciels pour les entreprises au début des années 2000.

Les cas d’innovations de rupture réussies, où une start-up parvient à transformer radicalement le fonctionnement d’une industrie, restent exceptionnels. Parmi les plus célèbres, on peut citer Amazon avec la distribution de la vente des livres ou Netflix qui a révolutionné l’industrie de distribution des films aux Etats-Unis. Ils se traduisent par la création d’un nouveau business-model qui déplace le centre de gravité de l’écosystème industriel du leader historique vers la start-up et qui finit par créer un nouvel écosystème autour de la start-up. L’innovation de business-model se caractérise par l’introduction de nouvelles sources de création de valeur, l’arrivée de nouveaux clients et partenaires et la mise en place d’une nouvelle organisation, qui concurrencent le business model du leader historique et au fur et à mesure se substituent à lui.

Dévoiler ses intentions d’emblée
Jusqu’à présent, les études sur l’innovation disruptive se sont plutôt intéressées à la réaction des entreprises existantes, et beaucoup moins à la manière dont la start-up parvient à imposer son business-model. D’où l’intérêt de comprendre le processus mis en œuvre par le disrupteur, qui au départ dispose de peu de moyens, pour attirer de son côté les clients, les partenaires, les médias et les analystes, et finalement prendre l’avantage sur un concurrent installé et beaucoup plus puissant, jusqu’à dans certains cas le faire disparaître.

C’est ce processus que nous appelons la stratégie du disrupteur, dont l’objectif est de réduire l’incertitude pour engager les consommateurs et les partenaires comme acteurs de la création du nouvel écosystème : dès le départ, afin d’obtenir leur attention et leur soutien, la start-up dévoile ses intentions et ses ambitions par un cadrage, c’est-à-dire une construction efficace de son discours et de sa manière de se présenter ; parallèlement, elle doit adapter son business-model et son produit pour parvenir à la meilleure offre possible pour ses clients et partenaires. La combinaison de ces deux actions crée un cercle vertueux et met le leader historique face à un dilemme : riposter, au risque de légitimer le nouveau business-model, ou ne rien faire, au risque de se laisser dépasser.

Salesforce et l’émergence du cloud
L’étude de l’émergence de Salesforce entre 1999 et 2006 face au leader Siebel dans le secteur des logiciels de management de la relation client (CRM) illustre ce concept de stratégie du disrupteur. A l’origine, les éditeurs informatiques (Siebel, SAP) vendaient à leurs clients des logiciels CRM et du matériel coûteux, associés à des prestations de maintenance et de consulting. L’innovation de Salesforce consistait à proposer un nouveau business-model beaucoup moins cher, basé sur le cloud computing, avec des services SaaS accessibles par abonnement. Dans un premier temps, cette offre était destinée à des consommateurs ne faisant pas partie de l’écosystème Siebel. Avant même son lancement, Salesforce s’adresse à l’écosystème en adoptant un discours mettant en avant successivement sa spécificité avec la révolution du « no software », puis son leadership, via des communiqués de presse, des interviews et des actions spectaculaires. Ce cadrage trouve un écho auprès de start-up et de PME qui n’avaient pas les moyens d’investir dans un système trop lourd, auprès de partenaires intéressés par le nouvel écosystème, et auprès des médias et des analystes qui relaient et amplifient le discours de Salesforce et adoptent une position plus critique vis-à-vis de Siebel. Dans le même temps, alors que de nouveaux consommateurs commencent à se porter sur son offre, Salesforce l’améliore continuellement pour arriver aux standards de ce qu’attendent la majorité des consommateurs existants. En combinant ces deux processus de cadrage et d’adaptation du business-model, la start-up commence à séduire en 2 ou 3 ans les clients et partenaires de Siebel.

Face à l’offensive de Salesforce, Siebel ne réagit pas dans un premier temps. L’entreprise reste sur son modèle ancien sans tenir compte des nouveaux besoins créés par l’offre d’un concurrent qu’elle ne perçoit pas encore comme tel, et ne se lance dans le cloud qu’en 2003, avec plus de 3 ans de retard. Un cercle vicieux symétrique au cercle vertueux de Salesforce se met alors en place : réponses inadaptées, critiques de plus en plus nombreuses des médias et des analystes, départ massif des clients et partenaires vers le nouvel écosystème. Au final, en 2006, Salesforce est devenu le leader des fournisseurs de services CRM, tandis que Siebel est racheté par Oracle.

Une situation difficile à anticiper
Le cas Salesforce-Siebel est exemplaire de l’installation d’un nouveau business-model. Il met en relief l’importance de ces deux processus complémentaires que sont le cadrage et l’adaptation dans la stratégie du disrupteur. Il s’agit bien sûr d’un cas particulier, mais qui partage des éléments en commun avec d’autres cas de disruption réussies comme ceux d’Amazon ou de Netflix. Il y a pour les entreprises un certain nombre d’enseignements à tirer de ces résultats. Du côté des disrupteurs, l’importance d’agir en même temps sur ces deux leviers, en sachant que la fenêtre temporelle est limitée. Cela signifie qu’ils doivent trouver une manière de se dévoiler clairement, mais sans être trop précis pour ne pas avoir à contraindre son adaptation. Dans son cadrage, Salesforce se présentait comme le leader en affirmant qu’elle offrait la meilleure proposition de valeur et que son service était moins cher, mais sans jamais détailler les points clés du nouveau business-model.

Du côté du leader, il est difficile de savoir comment réagir. Siebel avait des raisons logiques de ne pas répondre à Salesforce sur un marché qui au départ ne l’intéressait pas, il est très compliqué de prédire si une start-up sera disruptive avec succès ou non.
La problématique est que Salesforce a gagné un avantage compétitif en apprenant plus vite que Siebel. Siebel ne s’est pas posé les bonnes questions pendant plusieures années, et les besoins des start-up clientes de Salesforce étaient en avance par rapport aux besoins de ses propres clients. Quand l’entreprise a réagi, son cloud n’était pas aussi performant que celui de Salesforce, malgré un budget R&D et des moyens humains beaucoup plus importants. Pour éviter cela, les entreprises existantes doivent donc développer une vision stratégique, une compréhension de ce qui se passe dans leur environnement pour essayer d’apprendre plus vite que les start-ups et être à l’écoute du marché de demain. Mais il est très difficile pour une entreprise de se dire que ses clients auront besoin dans dix ans de prestations complètement différentes de celles qu’elle leur propose aujourd’hui.

[su_spoiler title=”Méthodologie”]Cet article est une synthèse de la publication « An Ecosystem-Level Process Model of Business Model Disruption: The Disruptor’s Gambit », parue dans le Journal of Management Studies. Il présente les résultats d’une étude longitudinale réalisée par Yuliya Snihur (Toulouse Business School), Llewellyn D.W. Thomas (Imperial College London, Universitat Ramon Llull) et Robert A. Burgelman (Stanford School of Graduate Business), à partir du cas exemplaire de Salesforce et Siebel, combinant approche théorique et analyse d’une base documentaire des données historiques. [/su_spoiler]

[su_pullquote align=”right”]Par Yuliya Snihur[/su_pullquote]

Dans la construction de l’identité organisationnelle de leur entreprise, les créateurs de start-up innovantes doivent valoriser simultanément sa spécificité et son appartenance à une catégorie d’entreprises existantes. L’objectif est d’atteindre « la distinction optimale » qui consiste à trouver un juste équilibre entre une identité différenciée par rapport aux autres entreprises et une identité faisant partie d’une catégorie déjà bien reconnue. Cet équilibre est important pour permettre aux start-up d’acquérir réputation et légitimité.

Etre unique mais pas trop, telle est la question. Les premières années de la vie d’une entreprise sont cruciales pour la construction de son identité. Durant cette période, le créateur (ou la créatrice) fait des choix stratégiques qu’il (ou elle) doit mettre en place rapidement pour que le projet entrepreneurial survive et se développe mais dont les conséquences seront difficiles à modifier sur le long terme. L’objectif est de parvenir à valoriser la singularité de l’entreprise en rassurant ses clients et partenaires potentiels sur sa normalité : on appelle cet équilibre la « distinction optimale ». Pour cela, il faut trouver la bonne distance entre le fait d’être unique, qui contribue à la réputation de l’entreprise, et la nécessité d’être comme les autres, de faire partie d’un groupe ou d’une catégorie existante reconnue, qui apporte de la légitimité.

A la recherche de la distinction optimale
Cet enjeu de la construction de l’identité s’impose à toute nouvelle entreprise, mais il s’impose avec encore plus d’intensité à celles qui innovent et qui introduisent de nouveaux business models, c’est-à-dire une manière d’exercer leur activité en rupture avec les pratiques existantes dans leur secteur. Ces dernières n’ont encore, par définition, ni histoire ni parcours et sont inconnues du grand public qui ne dispose d’aucune référence ni de point de comparaison sur lequel s’appuyer pour leur accorder sa confiance.

La question que pose notre étude est de savoir quels moyens mettent en œuvre ces entreprises innovantes au premier stade de leur développement pour acquérir une réputation et une légitimité auprès de leurs différents publics externes. Pour y répondre, nous avons analysé la manière dont quatre jeunes entreprises avaient construit leur identité, ces start-up ayant en commun d’avoir introduit un nouveau business model, mais appartenant à des secteurs d’activité différents : la santé, la restauration, le digital et l’hôtellerie. Les résultats permettent d’identifier quatre actions spécifiques que l’on retrouve dans tous les cas : il s’agit du story-telling, de l’utilisation d’analogies, de la recherche d’évaluations ou d’accréditations, et de l’établissement d’alliances ou de partenariats. A partir de ces résultats, nous proposons un modèle théorique qui établit un lien entre chaque action menée et ses conséquences sur l’identité de l’entreprise telle qu’elle est perçue par son public externe, chacune étant susceptible d’influencer à la fois la réputation et la légitimité de l’entreprise.

Affirmation de soi et reconnaissance extérieure
Les deux premières actions incombent uniquement au créateur (créatrice) et agissent sur le mode de proclamation ou de revendication de l’entreprise dès le début de son activité. Le story-telling raconte la genèse de l’aventure et permet de lui donner du sens. S’il valorise l’expérience individuelle ou la personnalité du créateur (créatrice), il influera sur la réputation de l’entreprise ; s’il met plus en valeur un enjeu de société, comme le développement durable, il contribuera plutôt à asseoir sa légitimité. De leur côté, les analogies permettent d’expliquer l’apport de l’entreprise en la comparant à ce que font d’autres acteurs dans d’autres secteurs, proches ou éloignés, de l’activité de l’entreprise. Lorsque ces acteurs appartiennent au même secteur d’activité, on parle d’une analogie locale qui a pour objectif d’agir sur la légitimité de l’entreprise ; dans le cas où ils appartiennent à des secteurs différents, il s’agit d’une analogie plus distante qui aboutira à un renforcement de sa réputation.

Les deux autres types d’action impliquent plus largement l’ensemble des collaborateurs. Ces actions doivent être engagées dans un second temps car elles demandent un délai de mise en œuvre plus long et font appel à une reconnaissance plus objective des compétences de l’entreprise par d’autres sociétés ou organismes. L’évaluation par des tiers peut prendre de multiples formes qui vont des classements et palmarès à des démarches de certification ou d’accréditation. Dans le premier cas, l’évaluation devra accroître sa réputation, dans le second cas elle agit sur sa légitimité. Enfin, l’établissement de partenariats permet, par des actions ponctuelles, de nouer des relations avec un tiers dans le but de bénéficier d’une association d’image, ce qui favorise la réputation de l’entreprise, ou bien justifie son appartenance à un groupe ou une catégorie et lui confère de la légitimité.

Des conséquences à confirmer dans de nouvelles recherches
La taille de notre échantillon et la courte période sur laquelle l’étude a été menée ne permettent pas de tirer des conclusions générales sur les effets de ces quatre actions. Néanmoins, la réplication de résultats similaires sur un échantillon de quatre entreprises appartenant à quatre secteurs différents permet d’énoncer les hypothèses qui apportent une nouvelle contribution à la théorie de l’identité des entreprises, notamment dans le cas particulier des entreprises qui proposent une innovation de business model dans leur secteur. Ces hypothèses pourront être testées dans de futures études sur des échantillons plus importants et à des stades plus avancés du développement des entreprises. Sur le plan pratique, les nouveaux entrepreneurs engagés dans une démarche d’innovation pourront y trouver des indications sur le timing et les actions à mettre en œuvre pour construire l’identité de leur entreprise.

[su_spoiler title=”Méthodologie”]L’approche choisie pour cette étude qualitative est celle de l’étude de cas multiples. Pour la réaliser, Yuliya Snihur a sélectionné les quatre entreprises les plus innovantes en termes de leurs business models dans quatre secteurs différents parmi un échantillon représentatif de 165 entreprises sélectionnées au départ. Les résultats ont été obtenus en soumettant à l’étude 620 pages de sources documentaires internes et externes fournies par les entreprises et 29 entretiens avec des personnes internes (fondateurs, salariés) et externes (investisseurs, clients) aux entreprises. L’étude a été publiée en février 2016 dans la revue Entrepreneurship & Regional Development, sous le titre « Developing optimal distinctiveness: organizational identity processes in new ventures engaged in business model innovation »[/su_spoiler]

[su_pullquote align=”right”]Par Yuliya Snihur[/su_pullquote]

[su_pullquote align=”right”]“L’échec est la mère du succès” — proverbe chinois[/su_pullquote]

Apple, comme Pepsi ou RyanAir, ont été au bord de la faillite dans leurs histoires respectives, mais ont su apprendre, innover et repartir du bon pied. L’échec est en effet une source importante d’apprentissage et un des meilleurs stimuli pour motiver l’innovation et servir à la réussite de l’entreprise. Encore faut-il réussir à développer une expérience systématique de la gestion des échecs…Voici les trois étapes clés pour y parvenir :

Etape 1 : comprendre les sources d’un échec
Dans le cadre de ma recherche sur les entrepreneurs innovants, j’ai trouvé que ceux qui introduisaient les business models les plus innovateurs dans leurs entreprises apprenaient beaucoup des échecs des autres, particulièrement des concurrents. Par exemple, le fondateur d’une entreprise lançant un nouveau logiciel de gestion de dossiers santé des patients dans les hôpitaux m’expliquait :
« Google a créé Google Health, donnant la possibilité aux utilisateurs d’assembler tous leurs dossiers médicaux qui, ensuite, pouvaient être consultés par les personnes intéressées et autorisées à le faire. Mais Google Health n’a pas fonctionné, le projet a été arrêté en 2011. J’ai beaucoup réfléchi à la question et je pense que l’idée n’a pas marché parce que Google a mis toute la responsabilité concernant la collecte des données dans les mains de l’utilisateur ou du patient. Mais ce sont les médecins qui savent mieux quelle information est importante dans le dossier du patient et comment la classer ! »

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