[su_pullquote align=”right”]Par Yuliya SNIHUR [/su_pullquote]
Pour imposer un business-model innovant, les start-ups disruptives mettent en œuvre une stratégie s’appuyant sur deux processus complémentaires : une construction du discours engageant les clients et partenaires dans le nouvel écosystème, ce qu’on appelle le cadrage, et une adaptation continue de leur business model pour répondre au mieux aux besoins des clients. Illustration avec le cas de Salesforce versus Siebel dans l’industrie des logiciels pour les entreprises au début des années 2000.

Les cas d’innovations de rupture réussies, où une start-up parvient à transformer radicalement le fonctionnement d’une industrie, restent exceptionnels. Parmi les plus célèbres, on peut citer Amazon avec la distribution de la vente des livres ou Netflix qui a révolutionné l’industrie de distribution des films aux Etats-Unis. Ils se traduisent par la création d’un nouveau business-model qui déplace le centre de gravité de l’écosystème industriel du leader historique vers la start-up et qui finit par créer un nouvel écosystème autour de la start-up. L’innovation de business-model se caractérise par l’introduction de nouvelles sources de création de valeur, l’arrivée de nouveaux clients et partenaires et la mise en place d’une nouvelle organisation, qui concurrencent le business model du leader historique et au fur et à mesure se substituent à lui.

Dévoiler ses intentions d’emblée
Jusqu’à présent, les études sur l’innovation disruptive se sont plutôt intéressées à la réaction des entreprises existantes, et beaucoup moins à la manière dont la start-up parvient à imposer son business-model. D’où l’intérêt de comprendre le processus mis en œuvre par le disrupteur, qui au départ dispose de peu de moyens, pour attirer de son côté les clients, les partenaires, les médias et les analystes, et finalement prendre l’avantage sur un concurrent installé et beaucoup plus puissant, jusqu’à dans certains cas le faire disparaître.

C’est ce processus que nous appelons la stratégie du disrupteur, dont l’objectif est de réduire l’incertitude pour engager les consommateurs et les partenaires comme acteurs de la création du nouvel écosystème : dès le départ, afin d’obtenir leur attention et leur soutien, la start-up dévoile ses intentions et ses ambitions par un cadrage, c’est-à-dire une construction efficace de son discours et de sa manière de se présenter ; parallèlement, elle doit adapter son business-model et son produit pour parvenir à la meilleure offre possible pour ses clients et partenaires. La combinaison de ces deux actions crée un cercle vertueux et met le leader historique face à un dilemme : riposter, au risque de légitimer le nouveau business-model, ou ne rien faire, au risque de se laisser dépasser.

Salesforce et l’émergence du cloud
L’étude de l’émergence de Salesforce entre 1999 et 2006 face au leader Siebel dans le secteur des logiciels de management de la relation client (CRM) illustre ce concept de stratégie du disrupteur. A l’origine, les éditeurs informatiques (Siebel, SAP) vendaient à leurs clients des logiciels CRM et du matériel coûteux, associés à des prestations de maintenance et de consulting. L’innovation de Salesforce consistait à proposer un nouveau business-model beaucoup moins cher, basé sur le cloud computing, avec des services SaaS accessibles par abonnement. Dans un premier temps, cette offre était destinée à des consommateurs ne faisant pas partie de l’écosystème Siebel. Avant même son lancement, Salesforce s’adresse à l’écosystème en adoptant un discours mettant en avant successivement sa spécificité avec la révolution du « no software », puis son leadership, via des communiqués de presse, des interviews et des actions spectaculaires. Ce cadrage trouve un écho auprès de start-up et de PME qui n’avaient pas les moyens d’investir dans un système trop lourd, auprès de partenaires intéressés par le nouvel écosystème, et auprès des médias et des analystes qui relaient et amplifient le discours de Salesforce et adoptent une position plus critique vis-à-vis de Siebel. Dans le même temps, alors que de nouveaux consommateurs commencent à se porter sur son offre, Salesforce l’améliore continuellement pour arriver aux standards de ce qu’attendent la majorité des consommateurs existants. En combinant ces deux processus de cadrage et d’adaptation du business-model, la start-up commence à séduire en 2 ou 3 ans les clients et partenaires de Siebel.

Face à l’offensive de Salesforce, Siebel ne réagit pas dans un premier temps. L’entreprise reste sur son modèle ancien sans tenir compte des nouveaux besoins créés par l’offre d’un concurrent qu’elle ne perçoit pas encore comme tel, et ne se lance dans le cloud qu’en 2003, avec plus de 3 ans de retard. Un cercle vicieux symétrique au cercle vertueux de Salesforce se met alors en place : réponses inadaptées, critiques de plus en plus nombreuses des médias et des analystes, départ massif des clients et partenaires vers le nouvel écosystème. Au final, en 2006, Salesforce est devenu le leader des fournisseurs de services CRM, tandis que Siebel est racheté par Oracle.

Une situation difficile à anticiper
Le cas Salesforce-Siebel est exemplaire de l’installation d’un nouveau business-model. Il met en relief l’importance de ces deux processus complémentaires que sont le cadrage et l’adaptation dans la stratégie du disrupteur. Il s’agit bien sûr d’un cas particulier, mais qui partage des éléments en commun avec d’autres cas de disruption réussies comme ceux d’Amazon ou de Netflix. Il y a pour les entreprises un certain nombre d’enseignements à tirer de ces résultats. Du côté des disrupteurs, l’importance d’agir en même temps sur ces deux leviers, en sachant que la fenêtre temporelle est limitée. Cela signifie qu’ils doivent trouver une manière de se dévoiler clairement, mais sans être trop précis pour ne pas avoir à contraindre son adaptation. Dans son cadrage, Salesforce se présentait comme le leader en affirmant qu’elle offrait la meilleure proposition de valeur et que son service était moins cher, mais sans jamais détailler les points clés du nouveau business-model.

Du côté du leader, il est difficile de savoir comment réagir. Siebel avait des raisons logiques de ne pas répondre à Salesforce sur un marché qui au départ ne l’intéressait pas, il est très compliqué de prédire si une start-up sera disruptive avec succès ou non.
La problématique est que Salesforce a gagné un avantage compétitif en apprenant plus vite que Siebel. Siebel ne s’est pas posé les bonnes questions pendant plusieures années, et les besoins des start-up clientes de Salesforce étaient en avance par rapport aux besoins de ses propres clients. Quand l’entreprise a réagi, son cloud n’était pas aussi performant que celui de Salesforce, malgré un budget R&D et des moyens humains beaucoup plus importants. Pour éviter cela, les entreprises existantes doivent donc développer une vision stratégique, une compréhension de ce qui se passe dans leur environnement pour essayer d’apprendre plus vite que les start-ups et être à l’écoute du marché de demain. Mais il est très difficile pour une entreprise de se dire que ses clients auront besoin dans dix ans de prestations complètement différentes de celles qu’elle leur propose aujourd’hui.

[su_spoiler title=”Méthodologie”]Cet article est une synthèse de la publication « An Ecosystem-Level Process Model of Business Model Disruption: The Disruptor’s Gambit », parue dans le Journal of Management Studies. Il présente les résultats d’une étude longitudinale réalisée par Yuliya Snihur (Toulouse Business School), Llewellyn D.W. Thomas (Imperial College London, Universitat Ramon Llull) et Robert A. Burgelman (Stanford School of Graduate Business), à partir du cas exemplaire de Salesforce et Siebel, combinant approche théorique et analyse d’une base documentaire des données historiques. [/su_spoiler]